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MOUVEMENT 2 MILLIONS DE SIGNATURES - DONNER UNE CHANCE AU DIALOGUE POUR UNE SORTIE DE LA CRISE SECURITAIRE AU BURKINA FASO

Un autre regard sur nos traditions ancestrales (partie VIII)

UN AUTRE REGARD SUR NOS TRADITIONS ANCESTRALES: PARTIE VIII.

Le territoire villageois, un faire en commun d’un corps de société villageoise.

Les interdits de la Terre.

Toute une série d'événements et d'actes viennent mettre à mal ce territoire-corps commun et, de ce fait même, confirmer, sur un mode négatif, les propriétés que l'on attend d'un territoire. Dans une grande partie de l'aire voltaïque, les événements et ces actes sont appelés « interdits de la Terre» et forment le noyau des interdits fondamentaux que toute la communauté villageoise est tenue de respecter, en dehors des interdits particuliers (lignagers et individuels) qui distinguent chaque groupe et qu'il reçoit en héritage. La liste de ces interdits de la Terre, à peu près identique d'un groupe à l'autre, a longtemps dérouté les observateurs occidentaux, tant elle paraît hétérogène. Elle comporte toujours un groupe d'interdits qui tournent autour de l'acte, volontaire ou non, de verser du sang humain sur le sol. Le sang du meurtre, celui qui est versé au cours d'une rixe généralisée engageant des lignages habitant sur une même terre, mais aussi celui qui coule de la blessure que se fait un cultivateur sur son champ, au temps des récoltes, ou encore le saignement de nez, dans les mêmes circonstances: les moments, les lieux, les protagonistes sont des critères discriminants aussi bien pour décider s'il y a eu infraction que pour déterminer le type de réparation qu'elle exige. Les interdits sont des rites, et, comme eux, leurs signatures spatiales et temporelles  sont signifiantes.

Dans un second temps, on trouve une série d'actes ayant pour trait commun de se produire hors du village: un accouchement dans les champs; des relations sexuelles en brousse; la découverte sur son champ du cadavre d'un parent. Enfin, un troisième groupe concerne l'appropriation d'épaves et d'animaux errants trouvés sur son champ. Une série variable de choses, naturelles ou fabriquées, parmi lesquelles l'or, les perles de la traite, les bracelets de cuivre tressés, les fers de houe, entrent dans la catégorie d'épaves que l'on ne peut pas introduire chez soi sans provoquer une catastrophe. La découverte du corps d'un inconnu hors de l'espace habité des maisons relève de cette même catégorie de « choses trouvées, sans propriétaire ». Ces événements, ces actes ne sont construits comme « infraction » que dans l'après-coup. C'est lors des échanges conduits au cours de consultations divinatoires que, questionnant l'oracle sur une situation présente (stérilité des champs, sécheresse exceptionnelle, décès en série), le consultant crée la place d'une réponse qui transforme rupture d'interdit ce qui n'était jusqu'alors qu'un réel insu (ou tu).

Outre le fait qu'ils sont subsumés sous cette même catégorie sémantique d'interdits de la Terre, ces événements et ces actes ont aussi pour trait commun le fait que leur « sanction » est collective et se manifeste par des effets destructeurs sur l'œcoumène de l'ensemble ou d'une partie de la communauté villageoise: une perturbation du régime des pluies, la stérilité des champs, une invasion de sauterelles, des épidémies ou épizooties, et autres calamités que nous qualifions de « naturelles » (dans les situations de sang versé ou d'actes survenus en brousse), la destruction de la maison par extinction partielle de la lignée (dans les situations d'appropriation d'une « épave»). Quand surviennent et, surtout, perdurent des phénomènes de ce type, il revient au gardien de la Terre de chercher à identifier, auprès des devins, quel événement dans la communauté villageoise a pu créer une situation de rupture d'interdit. Il devra alors énoncer à nouveau la règle auprès du ou des agents de l'infraction, et procéder aux sacrifices de « réparation » qui visent à rétablir le territoire dans son état antérieur. Cette intervention du gardien de la Terre (ou, suivant les lieux où s'est produite l'infraction, du gardien du sanctuaire) constitue la troisième caractéristique de cette liste d'actes et d'événements hétérogènes, qui témoigne qu'au regard des Voltaïques leur survenue suscite un danger de même nature

Généralement envisagés comme relevant du registre des normes juridiques et morales d'une société, ces « interdits de la Terre » ont rarement fait l'objet d'une analyse pour eux-mêmes, la plupart des auteurs se contentant d'en souligner le caractère hétérogène ou de n'en retenir que ceux qui se rapprochent le plus des normes juridiques et morales occidentales (le vol, le meurtre, l'adultère). Pourtant, la logique qui sous-tend cet ensemble d'actes et d’événements apparaît dès lors qu'on entreprend de les envisager en regard des atteintes qu'ils portent au territoire (au sens où l'entendent ces sociétés). Dans ces interdits de la Terre se laissent alors saisir les linéaments d'une véritable pensée voltaïque de l'habiter.

Les noms donnés aux rites de réparation délivrent une première indication sur la nature du danger que ces événements font surgir. Lorsque le sang a été répandu sur le sol, un sacrifice doit être exécuté à l'endroit même où il a coulé, afin de « remplacer le sang humain par le sang animal ». Placé sous le chiffre de « ramasser le sang », ce rite donne à entendre que, quelle que soit l'origine de l'écoulement du sang (meurtre, bagarre, blessure), celui-ci vient remettre en question la raison d'être de l'institution sacrificielle. Tout se passe comme si, en versant sur le sol son propre sang ou celui d'un autre, le protagoniste de l'acte questionnait le sens même de l'opération du sacrifice, dévoilant son caractère d'artifice institutionnel en s'arrogeant la possibilité d'offrir aux dieux du territoire directement, sans la médiation du corps de l'animal, une victime humaine, dans une forme d'acte d'auto-engendrement. La casuistique du rite de réparation en apporte la confirmation. Les protagonistes de l'acte à l'origine de l'écoulement de sang ne sont soumis au rite du « ramasser le sang » (pour lequel ils doivent fournir les victimes animales) que dans la mesure où ils relèvent de l'aire rituelle où l'acte s'est produit. C'est donc bien le lien cultuel à la terre où du sang humain à coulé qui est au cœur de ces affaires, et non, comme ont pu l'avancer les premiers observateurs, une supposée répugnance de la Terre pour le sang humain. En des sociétés voisines, la métaphore sollicitée, dans des situations comparables, est celle d'un sanctuaire de la Terre dont il faudra  «raser la tête », comme s'il avait été brusquement envahi par la brousse. Ces indications précieuses attestent la place nodale qu'occupe l'institution sacrificielle dans le procès d'humanisation de la Terre. 

Les événements et actes du second groupe (l'accouchement au-dehors, des relations sexuelles en brousse, un cadavre d'un parent ou d'un inconnu découvert dans les champs) ne constituent une  «infraction » qu'en raison du lieu même où ceux-ci se sont produits. Ces interdits qui touchent à l'essentiel - la sexualité, la naissance et la mort indiquent en creux que de tels actes ne peuvent prendre place ailleurs que dans une maison, en tant que celle-ci constitue, dans le territoire du village, un lieu « sur-fondé », pour ainsi dire, placé sous le double regard de la Terre et des Ancêtres de la maisonnée. Les rites qui président à l'assise d'une nouvelle maison assurent au segment qui y vit une attache distincte au sol, inscrite dans le registre de la Terre et à ce titre, ainsi qu'on l'a vu, inaliénable. Par ses actes, exécutés avant même que soit tracé le plan de la première pièce de la maison, le gardien de la Terre (ou le gardien du sanctuaire) aménage une place qui pourra compter plus de morts que de vivants, où les ancêtres assureront par leur présence « sous les murs » la protection des habitants. Leur départ (révélé par l'oracle) est la cause première du déménagement collectif de la maisonnée. Lieu d'enfouissement des placentas des enfants nés dans la maison, lieu d'enterrement de celles et ceux qui y ont vécu, les sites abandonnés resteront néanmoins à jamais liés au segment lignager qui s'y est un temps déployé. Les inscriptions territoriales successives d'une lignée sont imprescriptibles (tant que demeurent des vivants pour s'en souvenir). A l'inverse de l'idéologie (de facture occidentale) selon laquelle le « sentiment d'appartenance » à un lieu se nourrit de la présence des morts qui y sont enterrés, c'est le traitement rituel du délivre et du cordon ombilical qui, à peu près partout en Afrique subsaharienne, est présenté comme la « cause » du lien indéfectible à un lieu donné1. « C'est la place de mon placenta » (ou « de mon cordon ombilical »), telle est la réponse spontanée que toute personne qui a vu le jour en Afrique donnera à la question portant sur son rapport à son lieu d'origine. Pointe ultime sur laquelle repose la conception de l'entre-appartenance des hommes et des lieux, dans un souci constant de discernabilité des lignées, la demeure est un lieu rituellement aménagé de façon telle que l'homme puisse y procréer, naître et mourir en être de village et non en « chose de brousse ». 

En survenant en un point de la surface de la terre qui n'a pas été aménagé par les rites pour les accueillir, la sexualité, la naissance et la mort constituent des  «interdits de la Terre », non pas parce qu'ils dérangent une classification des espaces, mais parce qu'ils opèrent une conjonction directe avec une terre non médiatisée par une chaîne singulière et distinctive d'ancêtres. Les discours tenus sur certaines conséquences qui pourraient découler du défaut de rites de réparation confirment que c'est bien cette nécessité d'inscription dans un lieu pour ainsi dire « doublement » généalogisé qui rend raison de la détermination de ces actes comme « interdits de la Terre ». On dit des enfants procréés à la suite d'un rapport sexuel « en brousse », que celui-ci soit ou non adultérin, qu'ils sortent de «nulle part et par hasard ». Trop proches des choses de brousse pour devenir des êtres de village, ils sont voués à la folie et à l'errance. À telle enseigne que, lorsqu'un couple marié a le projet de s'installer, toute la durée des travaux des champs, dans l'abri qui s'y trouve, ils commencent par demander au responsable rituel de venir  «transformer leur champ en maison », par les rites appropriés. Le discours commun est moins radical s'agissant d'un accouchement survenu  «sur la route », mais il est néanmoins avancé qu'en l'absence d'un rite sacrificiel de  «ramassage de la saleté » le nouveau-né se trouvera sous l'emprise de la Terre, tandis que l'endroit où l'accouchement a eu lieu deviendra stérile. L'interdit qui frappe l'appropriation d'épaves et des « choses sans maître » procède, ainsi qu'il a déjà été dit, d'une même logique, hantée par la confusion généalogique. Nous n'y reviendrons donc pas. 

Résumons. Le noyau des interdits fondamentaux d'une communauté villageoise donne à voir, en creux, une conception sacrificielle et généalogique du lien territorial. Verser du sang humain sur le sol remet en question la grande fiction du sacrifice; accomplir à l'extérieur des actes qui engagent l'humanité de l'homme, comme les choses déliées de toute appartenance, ébranle dangereusement la distinction des lignées. Dans tous les cas, ces actes et ces événements  viennent mettre en péril l'inlassable travail de territorialisation des lignées qu'opère le gardien de la Terre. Ces événements sont autant d'accrocs dans la grande toile sacrificielle selon l'image forte empruntée à Marcel Mauss - dont le gardien de la Terre a établi les principaux points d'ancrage afin de transformer l'espace en lieux habitables où il est possible, pensable, de procréer, de vivre et de mourir en êtres de village. Par ces échancrures s'engouffrent les maux, de la Terre: sécheresse, stérilité, maladies. Ce qui surgit alors, sous la toile sacrificielle déchirée, c'est l'autre face de la Terre, celle des commencements, la face sombre d'une  «chose qui avale les morts » et engloutit tout ce qui n'a plus de « maître », plus de liens, d'appartenance. À terme, si la situation catastrophique se prolonge, l'assemblée des co-sacrifiants, dans l'enceinte boisée des sanctuaires, fera entendre aux dieux du territoire la menace d'un départ en masse et fera subir au gardien de la Terre les souffrances qu'ils endurent: debout sous le soleil brûlant, sans boire ni manger de l'aube à la nuit tombante, il est rappelé à la responsabilité de sa charge, à savoir qu'il est Terre et que son corps se dessèche.

Il y a toutefois deux actes, deux « interdits de la Terre » pour lesquels nulle réparation n'est possible, pensable, et dont la sanction est sans appel, hors de portée de la volonté humaine. Ces deux actes sont, d'une part, le fait de vendre la terre et, d'autre part, le fait de la délimiter lorsqu'on n'y est pas habilité ou encore, ce qui s'inscrit sous le même chef d'accusation, de contester ces limites de manière infondée. La sanction, de nature surnaturelle, n'est autre que la mort du fautif. Il est, dit-on,  «atteint par la flèche de la Terre ». Alors que la rupture de tout autre «interdit de la Terre » est suivie de rites de réparation, aucun geste, aucune parole, aucun sacrifice ne paraît pouvoir  «arranger » ce qui a été « abîmé » quand la transgression porte sur la vente et la délimitation de la terre. Tout se passe donc comme si l'acte d'établir des limites, au même titre que celui par lequel on cède un terrain contre de l'argent, comportait un enjeu vital pour l'ensemble du groupe, à tel point que seule la mort du transgresseur pouvait y répondre.

Pour saisir de quel enjeu vital il s'agit, il est nécessaire de revenir sur les gestes du gardien de la Terre dans ces moments de la vie d'une communauté villageoise où il est amené à poser des limites. Indiquer des limites, quelles qu'en soient les modalités (les tracer au sol, les dire, les montrer), relève d'une démarche qui, loin d'être assimilée à un simple geste technique, est tout entière placée sous l'égide du rite. Inscrire sur le sol les premières attaches d'une future maison, d'un champ, d'un territoire est une opération que seuls des personnages investis de l'autorité rituelle nécessaire peuvent prendre en charge, et qui s'accompagne de gestes sacrificiels comme de l'énonciation d'un certain nombre d'interdits. Le caractère essentiellement rituel de la limite, dès lors qu'elle vient cerner la terre, est une notion toujours vivace, y compris au cœur d'une capitale comme Ouagadougou. Dans la majorité des cas, les études foncières ignorent cette réalité, ou la rangent au rayon des curiosités exotiques, bien qu'elles fassent leur miel, sans en saisir le fond, des conflits qui éclatent à propos des limites dès lors qu'il s'agit de les matérialiser par des bornes, en vue d'un enregistrement cadastral. Dans l'univers voltaïque, toute affaire de « limites de terre » est du ressort du gardien de la Terre, ou des gardiens de sanctuaire boisé. S'il fallait résumer d'un trait la fonction de ce personnage, nous dirions qu'il est «celui qui fait habiter».

Souvenons-nous: lui seul a autorité pour partager et donner la terre aux migrants, pour conduire les rites de fondation d'une maison, pour ouvrir un nouveau champ en brousse, pour inaugurer et clore le cycle de la graine (parfois avec le concours, quand il existe, du chef ou du roi). Par ses gestes, il fonde le territoire des hommes et il assure qu'il demeure un territoire, par-delà les heurs et malheurs d'une communauté. Ce qui donne autorité à son dire et à ses gestes, ainsi qu'il a déjà été dit, c'est son statut de représentant parmi les hommes de l'instance Terre. Il faut y insister, car c'est faute de n'avoir pas su distinguer entre la terre et la Terre, le fonds et l'instance, que la majorité des écrits au sujet de ce personnage s'égarent dans des considérations sur la « maîtrise du cadastre » ou sur la  «propriété » de la terre. Ce personnage intervient dans les affaires de terre, non pas, comme on feint de le penser, parce qu'il serait détenteur d'un droit éminent sur le sol, au titre de premier occupant, selon le schème féodal projeté sur cette partie de l'Afrique, mais parce qu'il est le représentant de l'Autorité suprême.

Observons le gardien de la Terre quand, dans un espace de brousse encore vierge de toute trace humaine, il inscrit les toutes premières limites. Les circonstances dans lesquelles il est amené à tracer ces limites sont toujours les mêmes, dans tous les récits de fondation de village. Alors qu'il est seul à vivre dans son coin, ou plus généralement dans un trou dans la terre, l'arrivée d'un chasseur, d'un prince écarté de la chefferie, ou encore d'un Peul, figure par excellence du nomade, va déclencher la nécessité de mettre en territoire l'espace jusque-là laissé à la brousse. C'est toujours pour donner à l'étranger une « place pour s'asseoir », que le gardien de la Terre entreprend d'inscrire dans le paysage vierge les premières limites. Ces limites ne sont pas des instruments de mesure de la terre, il n'y a ni arpentage ni bornage. Le gardien de la Terre n'est ni architecte ni géomètre. Il ne cherche pas à dessiner les plans du village, ou de la première maison, ni même à circonscrire le terrain qu'il s'apprête à donner au nomade. Les limites qu'il trace ne sont pas droites. Ce sont des formes libres qui suivent les contours d'une petite forêt, d'un bosquet d'arbres, d'un ensemble de rochers - toutes configurations du paysage qui signent la présence d'un dieu du territoire, d'une « peau de la terre ».

Par ces gestes du commencement, nous l'avons vu, il fonde un sanctuaire dédié à la divinité topique dont la présence en ce lieu s'est manifestée par la production de signifiants naturels (une grotte, une forêt, une source, des rochers à la configuration remarquable) et s'est vue certifiée dans et par une procédure divinatoire. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre d'une fondation de sanctuaire, le gardien de la Terre ne vise pas à créer une clairière au sein d'une petite forêt. À l'inverse, ses gestes de délimitation visent à faire apparaître dans toute sa singularité le groupe d'arbres, la petite forêt, et à l'excepter du reste du terrain alentour. En défrichant tout autour de la petite forêt une fine bande de terre, il crée une limite qui ne vise pas à délimiter mais à protéger. La limite qu'il pose est en réalité une barrière d'interdits: au-delà, il devient interdit de cultiver, de prélever le bois, de cueillir les baies, de ramasser les plantes médicinales, de récolter le miel sans autorisation préalable du gardien du sanctuaire. Les premières limites qu'inscrit gardien de la Terre dans le paysage sont des limites qui retirent la terre de son usage économique, qui protègent les divinités topiques.

Ce faisant, ainsi qu'on l'a vu, le gardien de la Terre tout à la fois dessine et préserve les lieux destinés à devenir, pour chaque lignée qui s'installe, l'ombilic d'un commerce sacrificiel avec le monde de l'antériorité, à l'origine de toute chose. En accordant une « place pour s’asseoir » le gardien de la Terre donne ainsi bien plus qu'une terre pour bâtir les maisons et cultiver. Ce qu'il octroie, ce sont les conditions de possibilité de faire croître et multiplier la vie, selon des modalités d'existence propres aux êtres de village. Ce qu'il procure, c'est à proprement parler la possibilité d'un territoire, cette toile serrée de liens sacrificiels brochée sur des lieux, qui s'offre comme une enveloppe familière et sécurisante dont chacun intègre les limites à son corps propre.

Les rites de fondation d'une maison, ainsi que le rite d'ouverture d'un nouveau champ, partagent avec ces gestes du commencement une même conception de la limite. À l'instar du don de terre à un lignage migrant, le gardien de la Terre ne cherche nullement à tracer les limites de la maison ou du champ. Il n'en fixe pas non plus oralement les contours. Ce que ses gestes et ses paroles visent à établir, à instituer, c'est un espace sacrificiel permanent, un lieu d'où le maître de maison, le cultivateur pourront chercher à entrer en relation d'interlocution avec l'invisible, aux fins de maintenir la viabilité de leur projet d'installation, ou de culture. Dans le terrain encore vierge de tout bâti, face à ce qui deviendra l'entrée de la maison, le gardien de la Terre fait apparaître l'emplacement du futur autel dédié aux ancêtres. Alors qu'il se prépare à accomplir un sacrifice divinatoire lors duquel un poussin d'un jour sera enfoui dans un petit trou creusé dans le sol, il prononce quelques formules, adressées à l'instance Terre. Il l'informe qu'en ce lieu un homme désirant faire souche est venu se placer, tel un petit enfant, entre les jambes de Terre, pour lui demander sa protection. L'endroit précis où la petite victime, au corps non entamé par le couteau du sacrifice, aura été « avalée tout rond  » par Terre marque le lieu de fondation du futur autel dédié aux maîtres de maison défunts2.

Pour l'ouverture d'un nouveau champ en brousse, c'est encore sur les lieux mêmes choisis par le cultivateur que le gardien de la Terre devra se rendre. Dans un geste qui rappelle celui qui est effectué pour la fondation d'un sanctuaire, il entame le couvert végétal afin de dégager une plage de terre sur le pourtour non cette fois d'une forêt ou d'un bosquet, mais d'un seul arbre. Plaçant, dans l'espace ainsi dégagé, un ensemble de pierres prélevées sur place, il accomplira un premier sacrifice, en s'adressant une fois encore à l'instance Terre pour lui demander de favoriser le travail du cultivateur, en lui faisant voir les vers de terre (signe d'une terre riche) et éviter les serpents (le principal danger de la brousse). 

Ainsi qu'il a été dit, les montages de représentations mis en œuvre dans ces trois rites de fondation qu'appellent les projets d'installation (d'un lignage migrant, d'une maisonnée, d'un cultivateur) ont en commun d'instituer un espace sacrificiel permanent, par le truchement de gestes qui mettent en réserve, retranchent de tout usage contraire aux actes qui doivent s'y accomplir, une plage de terre (grande ou minuscule) qui devient ainsi ce lieu à la surface du sol où, à intervalles réguliers, se rassembleront les hommes, les dieux, la Terre et le Ciel.

Dans le même mouvement, et là sans doute réside la particularité de ces rites de fondations, le gardien de la Terre veille chaque fois à énoncer le nom de celui qui s'installe, comme s'il s'agissait d'inscrire oralement dans le grand registre de l'instance Terre le lieu où chacun vient articuler à la surface du sol son projet de vie :  «Il prévient la Terre, commentent nos interlocuteurs kasena, pour qu'elle sache où l'homme (qui installe son lignage, sa maison, son champ) se trouve. » Mais, il faut y insister: jamais le gardien de la Terre en ce moment inaugural ne cherchera à tracer de limites physiques. La détermination de limites inscrites dans le paysage n'interviendra que beaucoup plus tard, parfois plusieurs décennies après l'installation (dans le cas du don d'une « peau de la terre » à un lignage migrant), et seulement lorsque survient la nécessité de le faire, en raison de la multiplication de discussions conflictuelles entre des protagonistes dont les territoires, les champs, plus rarement les terres qui entourent les maisons, viennent à se côtoyer, avec des risques d'empiétement.

Cette observance répond à une nécessité symbolique: il s'agit de veiller à ne jamais enclore à l'avance, dans des limites fixes et définitives, l'accroissement d'un lignage, le développement d'un champ, l'agrandissement d'une maison. Tout au contraire, il faut s'assurer que rien ne viendra entraver le projet d'expansion (de la lignée, du champ, de la maison) inhérent à tout projet de vie humaine. Ce souci est explicitement exprimé à propos des champs: un cultivateur ne peut agrandir la terre de son champ qu'en progressant vers l'avant (et non en s'étalant de tous côtés), mais, ce faisant, il doit aussi veiller à ne pas « couper la tête du champ » d'autrui, car cela aurait pour conséquence de ruiner le projet d'expansion de ce dernier.

Dans le cas d'une maison, la même préoccupation se fait jour dans un détail de la construction: la où les premières années, l'enceinte de l'enclos domestique est faite de panneaux mobiles en paille tressée; ce n'est qu'ensuite qu'un mur en terre sera érigé (mur qui sera partiellement cassé et  reconstruit à chaque projet d'agrandissement). Mais cette hantise trouve aussi une expression sur le plan symbolique. Ainsi qu'il a été dit, lors du rite de fondation, un poussin d'un jour est mis à mort et enfoui dans le sol, sans écoulement de sang. Le corps intact ( «tout rond ») de la petite victime a ici statut de mot continué, pour reprendre la belle formule de Mauss: il est la promesse d'une maison qui, à l'instar du corps du poussin, reste « intacte », sans brèche, par-delà la succession des générations, il est le vœu muet d'un maître de maison que son projet ne s'éteigne pas avec la mort naturelle des habitants. En enfouissant sa petite victime dans le sol, tout en scrutant les signes de son acceptation par l'instance Terre, le sacrificateur cherche à conjurer, sur un mode magique, ce destin funeste d'une maisonnée. La libation d'un liquide végétal gluant et élastique, en ouverture du rite, est, à son tour, une parole gesticulée, une métaphore en acte, qui entend attribuer aux futures limites de la maison les propriétés gluantes et élastiques du liquide libatoire, afin qu'elle s'agrandisse sans ces déchirures, ces pans de mur éboulés, qu'immanquablement provoquent le décès de l'un des habitants, et avec lui, l'abandon et l'écroulement de ses pièces de vie. 

Un constat s'impose: les montages rituels manœuvrent une conception de la limite fort éloignée de celle qui prévaut dans la conception occidentale de la propriété et du cadastre. À la notion de limites fixes, géométriques et mesurées, clôturant le terrain inscrit au registre cadastral, les systèmes de pensée envisagés opposent l'inscription sur le sol d'une première attache, l'ancrage d'un point d'origine pour l'installation à venir, mais aussi des limites souples, élastiques, telle la peau qui croît avec le corps, se déplacent avec le temps et ne sont fixées que dans l'après-coup au point de contact de projets d'installation similaires, arrivés à leur état de maturité. De la limite, Michel Serres faisait remarquer qu'elle avait deux bords: un bord interne qui protège, un bord externe qui exclut. Stefan Czarnowski lui reconnaît deux fonctions: celle de séparer, et par là même de créer de nouvelles individualités spatiales. Heidegger, lui, retient la leçon des Grecs pour qui la limite  «n'est pas ce où quelque chose cesse, mais bien […] ce à partir de quoi quelque chose commence à être ».

Les pratiques rituelles des Kasena du Burkina Faso déplient des représentations qui, à bien des égards, répondent à ces deux dernières façons d'envisager la limite. Par des actes qui préservent, le gardien de la Terre aménage une place dans les choses, et non un « droit sur les choses », pour reprendre ici la belle formulation de Sarah Vanuxem. Selon une conception que l'on pourrait rapprocher par certains aspects de celle que se faisaient les Grecs anciens de la phusis, tout ce qui advient dans le monde - aussi bien les choses naturelles que les choses fabriquées de la main de l'homme est envisagé comme une procréation. Rien n'est l'effet d'une production (encore moins d'une reproduction), tout est engendré, enfanté, et suit une même trajectoire cosmogonique: surgies à l'est, les choses comme les événements éclosent dans le monde visible où ils séjournent et croissent, avant de disparaître à l'ouest. Ce « jaillissement » est à son tour l'aboutissement d'un processus de transformation d'une matière germinale, unique et originelle dont toute chose est issue. Tout au long de ce processus, l'action de l'homme est à la fois décisive et critique, sa conduite comme sa pratique rituelle pouvant le favoriser ou au contraire le faire avorter. L'intervention du gardien de la Terre a pour visée explicite, tout à la fois, de faire apparaître les places d'où il sera possible d'agir, par les prières et les rites, sur ce processus de (pro)création, et d'attacher par ces sortes d'ombilics le projet de vie des requérants. Dans ces lieux qui les rassemblent, les hommes chercheront à se prémunir de l'usure inévitable des choses, du fait même de l'usage qu'ils en font. C'est à partir de tels lieux que le territoire du village commence à être.

Au chapitre 4, nous avons passé en revue les multiples interprétations « rationnelles » qui sont données de l'interdit de vendre la terre « en Afrique ». Nous pouvons à présent affirmer que ces interprétations sont erronées car elles reposent sur une analyse tronquée des faits. En concentrant leur attention sur le seul interdit qui frappe l'acte de vendre la terre, elles ne voient pas qu'il s'insère dans un ensemble cohérent de prescriptions négatives et positives. Une approche plus attentive au soubassement logique de cet ensemble leur aurait permis de saisir les linéaments d'un discours qui n'a pas pour objet « la maîtrise, la gestion et la transmission » d'une propriété foncière, mais une pensée de l'habiter. Dans les absurdes « tabous de la terre » se déplie en réalité un système symbolique qui contribue aux efforts de « ménagement » d'une société pour transformer l'espace informe, indistinct et sans limites de la brousse, où les corps des humains s'aplatissent et s'épuisent, en un lieu où il est pensable de trouver l'assise sûre qui permet à chacun de vivre et de se reproduire en être de village, stabilisé, inséré dans la trame d'une généalogie qui le différencie  tant comme membre d'une lignée déterminée que comme personne.

Ce long détour par l'ethnologie était nécessaire pour faire entendre, autrement que de manière arbitraire, que l'acte de délimiter la terre pour la vendre ébranle en son fondement ce fantastique édifice à l'abri duquel habitent les femmes et les hommes des sociétés voltaïques. L'interdit de vendre la terre, à l'instar de tous les autres  « tabous de la Terre », est fondamental, en cela qu'il fonde le lien social. La formulation kasena de l'interdit éclaire la logique qui  le sous-tend: « Vendre la terre, c'est vendre les personnes. Celui qui prend l'argent de la terre, mange les gens. » Pressés de s'expliquer, les interlocuteurs pourront ajouter que l'argent de la terre servant à acheter de la nourriture, le vendeur avalera avec celle-ci tous ceux qu'il aura empêchés, par son acte, de « chercher leur souffle, leur vie », les vouant à cette terrible alternative: fuir et disparaître comme communauté, ou mourir. Il s'agit d'entendre en cet aphorisme l'exacte portée d'un acte qui est présenté comme autophage, en ce qu'il porte atteinte à la clef de voûte de l'édifice social. Si les autres actes et événements subsumés comme « interdits de la Terre » remettent en question telle ou telle partie de l'édifice (l'institution généalogique ou l'institution  sacrificielle), délimiter et vendre la terre sont des actes qui détruisent ce qui lui permet de tenir debout. 

En laissant au sol, à la terre et, de manière générale, à toutes les choses dont elles usent, un autre mode d'existence que celui du pur ustensile, les sociétés voltaïques ménagent l'habitabilité de leur monde. L'inappropriabilité de la terre est la condition d'un mode de l'habiter en commun. Le régime de l'accès aux terres cultivables comme à la terre où bâtir sa demeure repose sur cette fiction rituelle majeure. Dans les régimes de propriété connus qui se sont succédé sur les terres d'Occident, dans le temps et l'espace, le  «véritable propriétaire », garant de l'institution de la propriété, a pu varier: l'État sous l'Empire romain, Dieu dans l'ancien droit médiéval, le seigneur ou le roi en droit féodal, la reine d'Angleterre dans la common law, pour revenir à l'État à partir de la Révolution française, en droit continental.

Dans les sociétés voltaïques, le régime symbolique qui régit le rapport des hommes avec la terre barre cette place par l'interdit. La Terre n'appartient qu'à elle-même, et personne ne peut prétendre la détenir. Construite comme une instance tierce, hétéronome, qui garantit aux lignées humaines (par l'observance des interdits) une assise stable, elle ne saurait être la propriété exclusive ni de l'une ni de l'autre, sans précipiter dans le vide l'ensemble de l'armature symbolique qui les font tenir ensemble. Telle est la raison de l'interdit de vendre la terre. Ces fictions rituelles, cette construction abstraite de la Terre sont, de toute évidence, incompatibles avec les fictions économiques et juridiques de la société capitaliste qui, bien loin de chercher à stabiliser les choses, les êtres, les hommes, les déterritorialisent et les font circuler, de plus en plus frénétiquement, dans des réseaux d'échanges de plus en plus vastes, avec la visée de pouvoir tirer des profits supplémentaires au simple échange marchand.

Danouta Liberski-Bagnoud : Extraits proposés par DIALLO Mamadou.

Dans un article à venir en clôture à la série d’extraits de l’ouvrage de Danouta Liberski-Bagnoud, je soulignerais le caractère opératoire de l’Ordre du rite ainsi mis en évidence et étayé par l’auteur, en rapport à notre recherche de solutions à la crise sécuritaire. Cette crise quand au fond, tire son fondement dans la crise de l’Ordre moderniste de l’Etat-Nation post-colonial qui a articulé la crise du foncier rural, et tout particulièrement la crise du pastoralisme qui en est la première manifestation paroxystique. La Terre et sa Souveraineté sont, sans nul doute, l’affaire de l’Ordre du rite auquel il nous faut redonner notre confiance pour construire une Terre-partie, un corps de société Burkinabè apaisée.

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[1] Les modalités du traitement rituel réservé au délivre et au cordon ombilical varient suivant les cultures, mais nulle part ces parties chues du corps du nouveau-né ne sont appréhendées comme des déchets médicaux. Suivant le rite kasena, le placenta est placé dans une poterie au fond troué et fermée par un couvercle, qui sera enterrée dans le monticule des « restes ménagers » (puru) présent dans la cour extérieure de toute maison. Partie de l'organisme double apparu à la naissance, le placenta est ainsi maintenu symboliquement sinon « en vie » (comme chez les Dogons), du moins « présent» dans l'espace de vie de la personne. Ainsi qu'il a déjà été dit, la territorialisation, la santé et la stabilité psychique de la personne en dépendent. L'une des règles explicites de  la « bonne mort » (qui ouvre à l'ancestralité) est que la personne décédée soit enterrée « là où se trouve son placenta ». Le rite étant toujours pragmatique, il n'est pas nécessaire que le corps même du défunt soit enterré, un simulacre fait de boules de terre recouvertes d'une couverture, sur un brancard miniature, peut très bien faire l'affaire, si la personne est décédée « en brousse », c'est-à-dire à la ville ou à l'étrange.

[2] Cette catégorie d'ancêtres, tous anciens maîtres de maison, sont les véritables « responsables » (tiinə) de la maisonnée. C'est devant eux que sont exposées et réglées toutes les questions cruciales susceptibles de survenir dans le groupe d'habitants (naissance, initiation féminine, décès, vol, assassinat intrafamilial, etc.). Ce sont eux les véritables propriétaires des quelques têtes de vache que toute maison possède, fruits des alliances passées et garanties d'alliances futures. Par leur présence « Sous les murs », ils tiennent, littéralement, la cohérence spatiale de la maison; leur départ laisse un vide dans lequel s'engouffrent toutes sortes de maux qui finiront par disloquer le groupe et le faire s'enfuir du lieu.

 



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