UN AUTRE REGARD SUR LA QUESTION DE LA TECHNIQUE (Partie VI).
La Pyramide de Khéops : la plus grande d’Égypte érigée il y a plus de 4 500 ans.
En Bas de gauche à droite : La Souveraineté de la Terre : principe métaphysique négro-africain fondateur de l’Ordre du Rite - Les Forgerons d’Afrique nègre : d’après certaines légendes, descendraient tous d'un ancêtre mythique, Noum Fayiri, qui a percé les secrets des forges et les a transmis à ses descendants.
DEUXIEME PARTIE
Vers une écologie des machines
Je voudrais ici revenir sur la question posée précédemment : la cybernétique et son prolongement au XXIe siècle, à travers la théorie des systèmes de Niklas Luhmann et consorts, est-elle déjà une réponse à la critique de l’industrialisme, qui a hérité de la tendance dualiste de la première pensée moderne, telle qu’elle a été esquissée par Ludwig von Bertalanffy dans sa Théorie générale des systèmes de 1936 ?: «La vision mécanique du monde, qui considère le jeu des particules physiques comme la réalité ultime, a trouvé son expression dans une civilisation qui glorifie la technologie physique qui a finalement conduit aux catastrophes de notre époque. Il est possible que le modèle du monde en tant que grande organisation puisse contribuer à renforcer le sens de la révérence pour le vivant que nous avons presque perdu au cours des dernières décennies sanglantes de l’histoire de l’humanité.[26]»
Avec le devenir réflexif des machines cybernétiques, est-il possible de dépasser la modernité, et donc les épistémologies qui l’accompagnent ? Ou bien le modèle générique proposé par la cybernétique pour dépasser le dualisme reste-t-il dans le paradigme de la modernité, comme le suggérait Heidegger dans les années 1930 ? Qu’est-ce que cela signifie d’être encore dans le paradigme de la modernité ? Cela signifie, selon moi, qu’un tel concept de modernité sape la nécessité de la localité et de la diversité, parce qu’il insiste sur une épistémè universelle et sur le concept de progrès (............) On peut prétendre, comme le font de nombreux sociologues, qu’avec l’invention de la technologie des réseaux, le temps et l’espace sont tous les deux de plus en plus comprimés. Une telle affirmation nous empêche de voir ce qui a toujours été là et au-delà. En effet, l’un des principaux échecs du vingtième siècle est l’incapacité à articuler la relation entre la localité et la technologie, et la dépendance à l’égard d’une pensée écologique presque standardisée, dotée d’un fort humanisme européen. La technologie est devenue une provocation pour les politiques réactionnaires basées sur un dualisme entre tradition et modernité, ou pour un accélérationnisme fanatique, qui croit que les problèmes que nous avons et dont nous avons hérité seront finalement résolus par le progrès technologique, qu’il s’agisse de la géo-ingénierie pour réparer la terre ou de la subversion du capitalisme par l’accélération vers l’automatisation complète. D’un point de vue économique et technocratique, il n’y a que très peu d’intérêt à prendre en compte la localité, si ce n’est pour tenir compte de la disponibilité des ressources naturelles. Les progrès de la technologie des réseaux accéléreront la compression spatiale, et il est donc inutile de discuter de ce que l’on pourrait appeler la « géographicité », puisque tous les échanges se font à la vitesse de la lumière. Cette ignorance du milieu est aussi une ignorance de la localité ; elle ne permet pas d’établir une relation intime et complice entre la terre vue du point de vue du territoire et la technologie globalisante.
Il nous reste à ajouter pourquoi la cybernétique n’est pas encore suffisante comme solution non dualiste avant d’arriver à la compréhension de la localité. La logique de la cybernétique reste formelle ; elle sous-estime donc le milieu en le réduisant à une simple fonctionnalité basée sur la rétroaction, de sorte que le milieu peut être intégré dans le fonctionnement de l’objet technique. Ainsi, le milieu est exposé comme un objet scientifique et technologique, alors que sa position dans la genèse de la technicité est ignorée. C’est également la raison pour laquelle, dans l’introduction à la partie III, « Genèse de la technicité », de Sur le mode d’existence des objets techniques, Simondon affirme que l’analyse de l’évolution des objets techniques (partie I) et l’analyse de la relation entre l’homme et la technique (partie II) ne sont pas suffisantes pour comprendre la technicité (......) Simondon comprend le développement technologique comme un enchevêtrement constant avec la pensée religieuse, la pensée esthétique et la pensée philosophique, oscillant entre le besoin de divergence de la technologie et le désir de convergence de la pensée. La technicité signifie ici la spécificité cosmogéographique de la technologie et la manière dont cette spécificité cosmogéographique a participé à la formation de la mentalité technologique, qui comprend une compréhension de la technologie, une sensibilité à l’égard de la matière, de la forme et d’autres formes d’existence, la relation entre l’art et l’esprit, etc. C’est également pour cette raison que le projet de Simondon doit être poursuivi en examinant la spécificité cosmologique des cultures. Par exemple, Tetsurō Watsuji a souligné, il y a près d’un siècle, l’influence du milieu sur la manière de voir et de peindre .......
Cette spécificité cosmologique donne lieu à des techniques différentes, par exemple, en Grèce, la plénitude du soleil et la clarté du ciel donnent la priorité à la forme, tandis que l’obscurité du fûdo en Asie a donné naissance au style du flou en peinture[27]. La cosmogéographie constitue une dimension importante de la localité.
La pensée cybernétique reste une pensée de la totalisation, puisqu’elle vise à absorber l’autre en elle-même, comme la logique hégélienne, qui voit la polarité non pas comme une opposition, mais plutôt comme une motivation vers une identité synthétisée. L’hégélien et cybernéticien Gotthard Günther considère que la cybernétique est fondamentalement la réalisation opérationnelle (technique) de la logique réflexive hégélienne, c’est-à-dire dialectique[28]. La complexification de la logique cybernétique aboutit finalement à une totalité absolue. En gardant cela à l’esprit, sans pouvoir réitérer ici l’interprétation de Günther sur la place de la logique réflexive hégélienne dans la cybernétique[29], mon affirmation pourrait être formulée comme suit : penser au-delà de la cybernétique, c’est penser au-delà de l’effet totalisant d’une pensée non dualiste. En d’autres termes, comment pouvons-nous réintroduire la question de la localité dans le discours de la médecine et de l’écologie aujourd’hui ? Et comment cette réintroduction de la localité contribue-t-elle au discours sur les machines ?
Nous n’opposons pas machine et écologie comme si les machines étaient ces choses qui ne font que violer Mère Nature et qui violent l’harmonie entre l’homme et la nature, une image attribuée à la technologie depuis la fin du dix-huitième siècle. Nous ne suivons pas non plus la théorie de Gaïa selon laquelle la terre est un superorganisme unique ou une collectivité d’organismes, conformément à la pensée de James Lovelock et de Lynn Margulis. J’aimerais plutôt proposer que nous réfléchissions à une écologie des machines. Pour ouvrir cette écologie des machines, il faut d’abord revenir au concept d’écologie. Le fondement de l’écologie est la diversité, car ce n’est qu’avec la biodiversité (ou la coexistence de multiples espèces, y compris toutes les formes d’organismes, même bactériens) que l’on peut conceptualiser le système écologique. Pour discuter de l’écologie des machines, nous aurons besoin d’une notion différente, parallèle à la biodiversité, que j’appelle technodiversité. La biodiversité est le corrélat de la technodiversité, car sans technodiversité, nous n’assisterons qu’à la disparition des espèces par une rationalité homogène. Prenons l’exemple du pesticide, qui est fait pour tuer une certaine espèce d’insecte indépendamment de sa localisation géographique, précisément parce que le pesticide est basé sur une analyse chimique et biologique. Or, nous savons que l’utilisation d’un même pesticide peut avoir des conséquences désastreuses différentes selon l’environnement. Avant l’invention des pesticides, différentes techniques étaient utilisées pour lutter contre les insectes qui menaçaient les récoltes, par exemple les ressources naturelles de la région. En d’autres termes, il existait une technodiversité avant l’utilisation des pesticides comme solution universelle. Les pesticides sont apparemment plus efficaces à court terme, mais il est bien établi aujourd’hui que nous n’avons regardé que le bout de notre nez en pensant à l’avenir lointain. On peut dire que la technodiversité est fondamentalement une question de localité. La localité n’est pas nécessairement synonyme d’ethnocentrisme, de nationalisme ou de fascisme, mais c’est plutôt ce qui nous oblige à repenser le processus de modernisation et de mondialisation et nous permet de réfléchir à la possibilité de resituer les technologies modernes. La localité est également essentielle pour concevoir une multiplicité de cosmotechniques. La localité ne signifie pas ici la politique de l’identité, mais plutôt la capacité de réfléchir au devenir technologique du local, de ne pas se replier sur un traditionalisme d’une forme ou d’une autre, mais plutôt de permettre à de multiples localités d’inventer leur propre pensée technologique et leur propre avenir – une immunologie, ou plutôt des immunologies, qui restent encore à écrire.
Quelles sont les localités des pays non européens comme le Japon, la Chine et le Brésil aujourd’hui ? Le long exposé de Heidegger sur la relation entre la technologie et la philosophie occidentale est orienté vers l’Occident. Nous devrions prendre le terme « orientation » au sens littéral, c’est-à-dire comme Erörterung (orientation), c’est-à-dire l’identification de ce que l’on est et de ce que l’on va devenir (....) Reprendre aujourd’hui le projet de Heidegger, mais aussi le dépasser, c’est porter sa réflexion au-delà de l’Europe. Je voudrais formuler ce défi sous la forme d’une question spéculative : pour les cultures non européennes, pouvons-nous identifier leur propre pensée technologique .... ? Ces pensées technologiques peuvent-elles contribuer à l’imagination de futurs technologiques, malheureusement dominés aujourd’hui par l’idéologie transhumaniste ? J’ai tendance à croire qu’il est possible et nécessaire de redécouvrir des technologies différentes, ce que j’appelle la cosmotechnique. La cosmotechnie, ce n’est pas simplement des façons différentes de faire les choses, par exemple des techniques différentes de tricotage ou de teinture. J’en ai donné une définition préliminaire dans La question de la technique en Chine comme l’unification de l’ordre moral et de l’ordre cosmique par le biais d’activités techniques. Le terme d’unification devra être développé plus avant[30], mais pour notre propos ici, la cosmotechnie doit être comprise comme une Urtechnik (Technologie primordiale) ; elle remet en question notre compréhension actuelle de la technologie et, par conséquent, de son avenir. Cette spécificité cosmologique doit être repensée au-delà de la physique astrale, au-delà de la conceptualisation de l’univers comme un système thermodynamique ; elle rouvre également la question de la moralité au-delà des règles éthiques qui sont ajoutées après coup comme contraintes aux nouvelles technologies. Les activités techniques unifient l’ordre moral et l’ordre cosmique – par unification, j’entends des processus réciproques qui se renforcent constamment l’un l’autre pour acquérir de nouvelles significations. C’est pourquoi j’ai voulu réinterpréter ce que Leroi-Gourhan appelle la tendance technique et les faits techniques[31]. La tendance technique est ce qui semble universel, comme les lois de la nature. Par exemple, l’utilisation du silex pour produire du feu et l’invention de la roue pour le transport se retrouvent dans presque toutes les civilisations. Les faits techniques sont les particularités qui varient d’une civilisation à l’autre ; dans le processus de diffusion, la technologie a été filtrée et modifiée en fonction des contraintes intrinsèques au milieu interne. Pour Leroi-Gourhan, les faits techniques sont déterminés par de nombreux facteurs, mais surtout par des contraintes matérielles, alors que j’ai tendance à penser que les différences dans les faits techniques impliquent des cosmologies différentes et leurs contraintes morales, qui englobent bien plus que l’esthétique fonctionnelle.
J’aimerais conclure en reprenant la question du biochimiste devenu sinologue Joseph Needham, à savoir : pourquoi la science et la technologie modernes ne se sont-elles pas développées en Chine et en Inde, mais seulement en Europe ?[32] Les historiens qui tentent de répondre à cette question ont tendance à mener des études comparatives sur l’avancement de la technologie en Europe et en Chine, comme si l’essence de la technologie ne concernait que l’efficacité et les causalités mécaniques ; par exemple, la fabrication du papier au deuxième siècle en Chine était plus avancée qu’en Europe. Il me semble toutefois que ce type d’enquête trahit la position même de Needham. En effet, Needham suggérait en fait qu’il existait deux trajectoires technologiques différentes en Chine et en Europe, qui étaient moins contraintes par des causes matérielles que par des modes de pensée et des formes de vie différents. En d’autres termes, la réponse à la question de Needham ne consiste pas à montrer qui est le plus avancé, mais plutôt à élaborer les différents systèmes de pensée technologique. Dans La question de la technique en Chine, je vise à répondre à Needham en poussant plus loin sa thèse implicite. Le bouleversement technologique depuis le dix-neuvième siècle nous a présenté une convergence qui semble parfois inévitable, alors qu’en même temps elle est clairement problématique et doit être fragmentée en faveur d’autres visions sociales et politiques. L’enquête sur la relation entre la machine et l’écologie ne porte pas tant sur la manière de concevoir des machines plus intelligentes que sur la découverte de la diversité cosmotechnique. Cette diversité doit être pensée en revenant à la question de la localité, c’est-à-dire en réarticulant le concept de technique en le resituant dans le milieu géographique, la culture et la pensée. La tâche qui nous incombe à tous est de redécouvrir ces cosmotechniques afin de recadrer les technologies modernes, c’est-à-dire en recadrant le dispositif (Gestell)......
Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
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