UN AUTRE REGARD SUR LA QUESTION DE LA TECHNIQUE (Partie V).
Ce texte est issu du livre Cybernetics for the 21st Century. Vol.1 Epistemological Reconstruction, édité par Yuk Hui à Hanart Press, Hong Kong, en 2024. Vous pouvez le retrouver ici : https://hanart.press/cybernetics-for-the-21st-century-vol-1/. Yuk Hui.
PREMIÈRE PARTIE
Dans cet article, j’espère étudier la relation entre la machine et l’écologie, ainsi que les questions philosophiques et historiques cachées dans ces deux termes apparemment incompatibles, en repositionnant la cybernétique dans l’histoire de la pensée. Tout d’abord, je souhaite problématiser ces deux termes ambigus, « machine » et « écologie », afin de préparer la dé-familiarisation et la dé-romantisation de certaines idées sur la techno-écologie, et de proposer une écologie politique des machines, qui s’articulera autour de ce que j’appelle la « technodiversité ». Cette quête de la technodiversité fait partie d’une enquête systématique de ma thèse sur la cosmotechnique dans La question de la technique en Chine[1] (2016), qui s’oppose à certaines traditions de la philosophie, de l’anthropologie et de l’histoire de la technologie, et suggère qu’au lieu de prendre pour acquis un concept anthropologiquement universel de la technique, nous devrions concevoir une multiplicité de techniques, caractérisées par des dynamiques différentes entre le cosmique, le moral et le technique. Conventionnellement, nous avons tendance à penser que les machines et l’écologie sont opposées l’une à l’autre, parce que les machines sont artificielles et mécaniques tandis que l’écologie est naturelle et organique. On peut parler d’un dualisme de la critique (et non d’une critique du dualisme), puisque son mode de critique repose sur l’établissement de binômes qu’il ne parvient pas à dépasser, à l’instar de la conscience malheureuse[2]. Cette opposition a résulté de certains stéréotypes concernant le statut des machines. Aujourd’hui encore, lorsqu’on parle de machines, on a tendance à penser à des machines mécanistes basées sur une causalité linéaire, par exemple le canard digestif conçu par le technicien Jacques de Vaucanson, ou le Turc mécanique de Wolfgang von Kempelen, (tous deux au XVIIIe siècle), et lorsqu’on parle d’écologie, on a tendance à penser à la nature comme à un système autorégulé, qui donne tout et reprend tout.
Après le dépassement du dualisme
Les notions de machine et d’écologie évoquées ci-dessus minent à la fois l’histoire des techniques et l’histoire de la philosophie, et ignorent donc la réalité technique qui conditionne la validité d’une telle critique. La critique basée sur le dualisme ne se comprend pas elle-même d’un point de vue historique et critique. La vision mécaniste des machines a déjà été complètement dépassée et rendue obsolète par la cybernétique au milieu du XXe siècle ; au lieu de cela, nous avons assisté à l’émergence d’un mécano-organisme. Aujourd’hui, la cybernétique est devenue le modus operandi des machines, des smartphones aux robots en passant par les vaisseaux spatiaux. L’essor de la cybernétique a été l’un des événements majeurs du XXe siècle. Contrairement au mécanisme, qui repose sur une causalité linéaire (A-B-C), elle repose sur une causalité circulaire (A-B-C-A »), ce qui signifie qu’elle est réflexive dans le sens où elle est capable de se déterminer elle-même sous la forme d’une structure récursive. Par récursion, j’entends un mouvement réflexif non linéaire qui se dirige progressivement vers son telos, qu’il soit prédéfini ou autoposé. La cybernétique appartient à un paradigme plus large dans les sciences, à savoir l’organicisme, qui est né de la critique contre le mécanisme en tant que compréhension ontologique fondamentale. L’organicisme doit également être distingué du vitalisme, qui s’appuie souvent sur une mystérieuse « force vitale » (distincte et immatérielle) pour expliquer l’existence d’un être vivant ; l’organicisme trouve au contraire son fondement dans les mathématiques. La cybernétique, qui est une forme d’organicisme, mobilise deux concepts clés, la rétroaction et l’information, pour analyser le comportement de tous les êtres, qu’ils soient animés (vivants) ou inanimés (sans vie), qu’il s’agisse de la nature ou de la société. Dans le premier chapitre de La Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine (1948), le fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener, réitère d’abord une opposition entre le temps newtonien et le temps bergsonien[3]. Le mouvement newtonien est mécaniste et symétrique dans le temps, donc réversible, tandis que le temps bergsonien est organique, biologique, créatif et irréversible. Ce n’est qu’avec la deuxième loi de la thermodynamique, proposée par le physicien français Sadi Carnot en 1824 (près d’un siècle après la mort de Newton en 1727), que nous reconnaissons la « flèche du temps » dans l’être et le fait que la soi-disant entropie d’un système augmente avec le temps et est irréversible. Dès son premier livre, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Bergson a lancé une attaque féroce contre la manière dont le temps était conceptualisé dans la science et la philosophie occidentales[4]. Le temps est ici compris en termes d’espace, par exemple en termes d’intervalles qui peuvent être représentés dans l’espace. Le temps ainsi conceptualisé est donc en réalité intemporel, selon Bergson. Il est également homogène, comme les intervalles marqués sur une horloge. Au contraire, le temps organique ou la durée, suggère Bergson, ne peut être entièrement compris comme une extension ordonnée en termes spatiaux ; il contient plutôt une hétérogénéité ou une multiplicité qualitative dans des formes organiques. Le temps est une force qui est singulière à chaque instant, comme le fleuve d’Héraclite ; il ne se répète pas deux fois comme une horloge mécanique. En effet, la causalité mécanique ou linéaire n’est pas compatible avec le concept de durée. Le temps « organique » bergsonien offre également une nouvelle façon de comprendre la conscience et l’expérience humaines. Wiener a proposé que cette opposition soit déjà dépassée par la découverte de la mécanique statistique en physique. Par exemple, si l’on considère un conteneur de particules, il est possible, du point de vue de la mécanique statistique, de communiquer entre les macro-états et les micro-États, et donc de contrôler le comportement du système. En d’autres termes, la cybernétique s’efforce d’éliminer le dualisme ; elle veut créer un lien entre différents ordres de grandeur – macro et micro, esprit et corps – ce qui correspond à ce que Hans Jonas décrit dans Le Phénomène de la vie, vers une biologie philosophique, considérant la cybernétique comme « un dépassement du dualisme que les matériaux classiques avaient laissé en possession par défaut : pour la première fois depuis l’aristotélisme, nous aurions une doctrine unifiée, ou du moins un schéma conceptuel unifié, pour la représentation de la réalité »[5]. La même observation est faite par Gilbert Simondon dans Du Mode d’existence des objets techniques (1958), où il considère la pensée réflexive de la cybernétique (caractérisée par la rétroaction et l’information) comme la clé de la résolution du dualisme intrinsèque à la culture ; traditionnelle et moderne, rurale et urbaine, modes majeurs (adultes) et mineurs (enfants) de l’éducation technologique, etc[6]. Dans Recursivity and Contingency, j’ai placé le retour d’information dans une catégorie plus générale : la récursivité. La récursivité en général désigne une opération non linéaire qui revient constamment sur elle-même pour se connaître et se déterminer[7]. Il existe différentes modalités de récursions, mais elles ont toutes en commun le dépassement du dualisme. L’information est la mesure du degré d’organisation ; la rétroaction est une causalité récursive ou circulaire qui permet l’autorégulation. Par exemple, lorsque je tends le bras pour saisir une bouteille d’eau, de nombreux processus de rétroaction ont lieu, ce qui me permet d’ajuster l’attention de mes yeux et les muscles de mes bras jusqu’à ce que j’atteigne la destination, ou le telos. Par conséquent, vers la fin du premier chapitre de La Cybernétique, Wiener a pu affirmer que l’«automatisation moderne existe dans le même type de temps bergsonien que l’organisme vivant, et qu’il n’y a donc aucune raison, dans les considérations de Bergson, pour que le mode de fonctionnement essentiel de l’organisme vivant ne soit pas le même que celui de l’automatisation de ce type… En fait, toute la controverse mécaniste-vitaliste a été reléguée dans les limbes des questions mal posées »[8].
La question de savoir si l’affirmation de Wiener peut être entièrement justifiée doit être examinée à la lumière de l’histoire. Cependant, il reste important pour nous de reconceptualiser ce qui se passe aujourd’hui concernant la relation entre la machine et l’organisme, l’homme et l’environnement, la technologie et la nature, en s’écartant de la cybernétique de Wiener. La déclaration audacieuse de Wiener suggère une réévaluation radicale des valeurs humanistes qui opposent l’organique et l’inorganique, et elle rend également la critique humaniste inefficace. Contrairement à ce que, par exemple, André Leroi-Gourhan et Bernard Stiegler pourraient appeler « l’inorganique organisé », Wiener ne s’intéresse pas à l’hybride homme-machine ou homme-outil, mais plutôt à la possibilité d’assimiler à la fois l’organique et l’inorganique par le biais de machines cybernétiques. Les machines modernes sont toutes des machines cybernétiques : elles utilisent toutes la causalité circulaire comme principe de fonctionnement. En ce sens, une machine cybernétique n’est plus seulement mécaniste, mais assimile certains comportements des organismes. Il est important de garder à l’esprit que ressemblance ne signifie pas équivalence, et c’est ce malentendu qui domine aujourd’hui notre politique contemporaine des machines.
Si l’on considère que le discours de Haeckel sur l’écologie, qui a été développé au XIXe siècle et poursuivi au début du XXe siècle par Jakob von Uexküll, reste important, mais insuffisant pour comprendre la complexité des sociétés humaines, il convient de garder à l’esprit que Von Uexküll a approfondi le concept d’écologie de Haeckel en montrant que l’environnement n’est pas seulement celui qui sélectionne en fonction de sa physicalité (Haeckel reste à cet égard darwinien) mais aussi celui qui est sélectionné et intériorisé par l’être vivant. Le premier type de sélection peut être appelé adaptation, c’est-à-dire que l’être vivant doit s’adapter au milieu en fonction des ressources et des conditions physiques disponibles. Le second type de sélection peut être appelé adoption, c’est-à-dire que l’être vivant doit sélectionner et construire des contextes à partir de ce qui est à sa disposition pour survivre. La tique, arachnide sans yeux, reste inactive dans sa position sur un arbre, et ce n’est qu’en détectant le vent, la chaleur et l’odeur de l’acide butyrique (sueur) – qui signifient l’approche d’un mammifère – qu’elle se laisse tomber pour s’attacher au corps de l’animal, atteindre la peau et ensuite sucer son sang. Il y a une sémiotique dans le processus de sélection de l’information, basée sur le Bauplan (littéralement plan de construction), le sensorium et le système nerveux central de l’animal, qui à son tour définit son Umwelt (littéralement monde environnant)[9]. Cependant, les êtres humains ne sont pas des tiques, ils inventent des outils et changent l’environnement. Ce sont des êtres doués non seulement pour s’adapter à l’environnement extérieur, mais aussi pour changer et adopter cet environnement lui-même par des moyens techniques. Dans ces processus d’adaptation et d’adoption, on constate qu’il existe une réciprocité entre l’être vivant et son environnement, que l’on peut aussi appeler son organicité, à savoir le fait qu’ils n’échangent pas seulement de l’information, de l’énergie et de la matière, mais qu’ils constituent aussi une communauté. Une communauté humaine est bien plus que la somme des acteurs humains qui la constituent ; elle inclut également leur environnement et d’autres êtres non humains.
L’intervention des êtres humains dans l’environnement définit le processus d’hominisation, c’est-à-dire le devenir évolutif et historique de l’homme et de sa politique. Il ne m’appartient pas de décrire ce processus, mais la civilisation humaine pourrait être considérée comme une relation intime et complice entre l’homme et son environnement, qui donne lieu à ce que l’on appelle la mésologie depuis Platon (selon l’historiographie d’Augustin Berque)[10]. Toutefois, pour revenir au sujet qui nous occupe, tournons-nous vers une affirmation provocatrice de Marshall McLuhan : « Spoutnik a créé un nouvel environnement pour la planète. Pour la première fois, le monde naturel était complètement enfermé dans un conteneur fabriqué par l’homme. Au moment où la Terre est entrée dans ce nouvel artefact, la nature s’est éteinte et l’écologie est née. La pensée “écologique” est devenue inévitable dès que la planète a été élevée au rang d’œuvre d’art »[11].
Cette affirmation doit être analysée plus en détail. Le lancement de Spoutnik par l’Union soviétique en 1957 est la première fois que des êtres humains ont pu observer la terre de l’extérieur et, à cet égard, la terre est désormais principalement considérée comme un artefact grâce à la technologie spatiale. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt décrit également le lancement du Spoutnik en 1957 comme « d’une importance sans égale, pas même la fission de l’atome », car il suggère, comme l’a dit Konstantin Tsiolkovsky dans une phrase citée par Arendt, que « l’humanité ne restera pas liée à la terre pour toujours »[12]. Cette libération de la terre confronte directement l’humanité à l’univers infini et prépare à un nihilisme cosmique. C’est le moment de la fin de la nature et de la naissance de l’écologie. Contrairement au sens que Haeckel donnait au terme écologie vers la fin du XIXe siècle, à savoir l’ensemble des relations entre un être vivant et son environnement[13], et à la définition de l’écologie par Uexküll comme processus de sélection de l’Umgebung (environnement physique) à l’Umwelt (l’« interprétation » du monde par l’être vivant), ce que McLuhan entend par écologie n’est plus un concept biologique. Selon McLuhan, la terre est considérée comme un système cybernétique surveillé et gouverné par les machines qui se trouvent sur elle et dans l’espace. Ce à quoi nous assistons, c’est à la disparition de la terre, puisqu’elle est continuellement absorbée dans un plan d’immanence construit par la pensée récursive de la cybernétique.
L’hybridation entre le milieu naturel et les machines constitue un système gigantesque, et c’est dans cette conceptualisation que se termine la nature et que commence l’écologie. L’écologie, au-delà de son usage strict en biologie, n’est pas un concept de nature, mais plutôt un concept de cybernétique[14]. Ceci est plus évident si l’on se réfère à la notion de Gaia inventée par James Lovelock pour décrire le système écologique de la terre comme « un système cybernétique avec des tendances homéostatiques détectées par des anomalies chimiques dans l’atmosphère terrestre »[15]. Nous sommes donc rapidement arrivés ici, à la position que la machine moderne n’est plus mécaniste et que l’écologie n’a rien de naturel ; en fait, les machines modernes et l’écologie sont deux discours qui adhèrent au même principe, à savoir, la cybernétique. La différence étant, si l’on insiste, que l’on est passé de machines individuelles – par exemple les machines automatiques des usines de Manchester au XIXe siècle décrites par Marx – à des systèmes techniques qui relient différentes machines et établissent une récursivité entre elles. Ces systèmes peuvent prendre différentes échelles, d’un réseau local à un système planétaire tel que la technosphère de la terre. Je voudrais maintenant demander quelles pourraient être les implications de cette redéfinition de (la relation entre) la machine et l’écologie.
Le devenir technologique de la géophilosophie
Nous sommes plus que jamais à l’époque de la cybernétique, car la cybernétique n’était pas une discipline parallèle à d’autres disciplines comme la philosophie et la psychologie, mais elle se voulait une discipline universelle, capable d’unir toutes les autres – donc, pourrait-on dire, un mode de pensée universel par excellence. La cybernétique en tant que pensée réflexive universelle a évincé la philosophie de la place qu’elle occupait auparavant. Ce déplacement n’est pas un rejet de la philosophie, mais plutôt, dans le langage de Martin Heidegger, l’achèvement ou la fin de la philosophie (le mot allemand Ende signifie à la fois achèvement et fin). Que signifie cette fin ? Cela signifie-t-il que la philosophie occidentale n’a plus aucun rôle à jouer à l’ère technologique, puisqu’elle est déjà achevée dans la technologie en tant que destin ? Ou bien cela signifie-t-il que la philosophie devra se réinventer pour survivre, c’est-à-dire devenir une philosophie post-européenne (ou post-métaphysique, post-ontologique), et que cela vaut aussi pour l’Europe elle-même ? Je ne veux pas ouvrir ici une boîte de Pandore, mais simplement souligner que la pensée cybernétique comme pensée prétendument universelle et écologique est celle qui sublime, ou du moins prétend sublimer, les dualismes métaphysiques traditionnels de l’ontologie et de l’épistémologie, et c’est en cela qu’elle appelle une nouvelle condition du philosopher, et donc une nouvelle interrogation sur la question de l’écologie.
Voici la postulation : ce n’est peut-être plus un dualisme qui est la source de danger à notre époque, mais plutôt un pouvoir totalisant non dualiste présent dans la technologie moderne, qui résonne ironiquement avec l’idéologie anti-dualiste (par exemple, le rejet de toute comparaison entre l’Orient et l’Occident). Ironiquement, parce que l’idéologie anti-dualiste croit encore que le danger principal est le dualisme, sans se rendre compte que cette dualité n’est plus le fondement de la science et de la technologie modernes. En d’autres termes, sans avoir examiné cette relation intime entre philosophie et technologie, il sera difficile, voire impossible, de développer une pensée philosophique adéquate à notre situation contemporaine.
Maintenant, mettons notre scepticisme à l’honneur et poursuivons l’argumentation : la cybernétique sera-t-elle la solution aux problèmes écologiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ? Le modèle organismique au cœur de la cybernétique pourra-t-il échapper à l’ombre que la modernité européenne projette depuis des siècles ? Si les premiers modernes nous ont donné une vision mécaniste du monde à travers la géométrisation (Kepler, Galilée, Newton et Descartes, entre autres) et la science expérimentale (Bacon et Boyle), maintenant avec la cybernétique comme la réalisation et la concrétisation de la pensée organismique qui a commencé à dominer depuis la fin du XVIIIe siècle, pouvons-nous finalement mettre fin à la modernité avec la cybernétique ? Ne trouvons-nous pas déjà dans la cybernétique, et dans sa version planétaire, la théorie de Gaïa, une logique générique qui repose sur la reconnaissance de la relation entre l’être vivant et son milieu, comme l’a souligné en maint endroit le philosophe et orientaliste Augustin Berque ? « Dépasser l’alternative moderne, c’est reconnaître que le moment structurel de notre existence – notre médiance – est tel que chacun d’entre nous est divisé : la “moitié” (du latin medietas) dans son corps animal individuel, tandis que l’autre “moitié” est constituée par le système éco-technico-symbolique qui est notre milieu de vie.[16]»
Berque propose une pensée non binaire qu’il trouve dans la pensée japonaise, ou orientale en général, et l’oppose au dualisme dont Descartes est le porte-parole moderne. Mais ne nous précipitons pas pour répondre, car nous risquerions d’être victimes du dualisme de la critique évoqué plus haut. Considérons plutôt un commentaire issu des Cahiers noirs de Heidegger concernant la relation entre l’organisme et la technologie : « Il faudra peut-être encore beaucoup de temps pour reconnaître que l’ « organisme » et l’« organique » se présentent comme le « triomphe » mécanico-technologique de la modernité sur le domaine de la croissance, la nature »[17]. Heidegger a vu que ce devenir organique, ou devenir écologique, n’est rien d’autre que le triomphe mécanico-technologique de la modernité sur la nature. Cette affirmation doit être évaluée au-delà de l’impression cynique que l’on peut avoir à première vue. La critique de la cybernétique par Heidegger mérite aujourd’hui notre réflexion, car il ne célèbre pas le dépassement du dualisme, mais appelle à la prudence (phronesis) et à se prémunir contre les illusions et les fausses analyses. Car à première vue, on peut affirmer que la cybernétique a réalisé une critique anti-dualiste de la modernité. Je voudrais suggérer, de manière plutôt provocante, qu’avec la montée de la cybernétique et de son modèle organismique, nous pourrions avoir besoin d’un nouvel agenda pour la mésologie. Nous devrons comprendre cela en repensant la relation entre la technologie et l’environnement. Au lieu de considérer la technologie comme le résultat de la détermination du milieu géographique, ou de conclure que le milieu naturel est détruit par la technologie, nous ne pouvons pas négliger la façon dont le complexe technologie-environnement constitue sa propre genèse et son autonomie, et comment cette genèse pourrait être repensée ou resituée dans une réalité cosmique qui est propre au milieu ou fûdo (...) au sens du philosophe japonais Tetsurō Watsuji. Je développerai ce point vers la fin de l’article.
Pour être bref – et cela mériterait certainement une analyse beaucoup plus détaillée dans le futur – ce complexe technologico-environnemental pourrait être compris dans deux sens, apparemment différents, mais qui restent intimement liés. D’abord, il s’agit de ce que le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan appelle un milieu technique[18]. Le milieu technique est celui qui agit comme une membrane entre le milieu interne conçu comme une « tradition mentale » instable et dynamique, et le milieu externe constitué par le climat, les ressources naturelles et les influences d’autres groupes tribaux[19]. Leroi-Gourhan utilise la cellule comme métaphore organique pour expliquer la relation entre trois milieux (technique, interne et externe) et la perméabilité et la résistance face aux tendances techniques. Le milieu technique est celui qui est produit par les différences irréductibles entre le milieu interne et le milieu externe, en même temps qu’il filtre et diffuse ce qui vient du milieu externe pour maintenir la cohérence du milieu interne. En d’autres termes, le milieu interne et le milieu externe forment une relation réciproque par la médiation du milieu technique.
Le second sens du complexe technologique-environnemental concerne un milieu techno-géographique, terme inventé par Gilbert Simondon. Il signifie littéralement que le milieu géographique, y compris les ressources naturelles, n’est plus seulement un objet d’exploitation, mais qu’il est intégré au fonctionnement de l’objet technique. Dans Sur le mode d’existence des objets techniques, Simondon nous donne le célèbre exemple de la turbine Guimbal, qui réussit à intégrer la rivière à la fois comme force motrice d’un moteur et comme agent de refroidissement[20]. Le moteur est immergé dans de l’huile à haute température. L’huile isole et protège efficacement le moteur de l’eau, tout en jouant le rôle de lubrifiant. Dans le cas de la turbine Guimbal, la fonctionnalité de la rivière est démultipliée, elle devient un organe appartenant aux objets techniques. La rivière est également ce que Simondon appelle un milieu associé qui fournit un mécanisme de rétroaction pour stabiliser et réguler le système dynamique : plus le courant est fort, plus la turbine se déplace rapidement. Théoriquement, plus de chaleur est produite, ce qui peut brûler le moteur, mais comme le courant est également rapide, la chaleur peut être évacuée plus efficacement. La rivière et la turbine forment ainsi un complexe technico-environnemental.
Leroi-Gourhan et Simondon ont tous deux été influencés par la métaphore de l’organisme dans leur conceptualisation du milieu technique et du milieu associé. Cette aspiration à un modèle organismique ou holistique était un mouvement intellectuel significatif de leur époque. Pour Leroi-Gourhan, le rôle du milieu technique en tant que membrane entre les milieux interne et externe est similaire à ce que Simondon appelle le milieu associé, à la différence que Leroi-Gourhan veut encore distinguer le technique du culturel (interne) et du naturel (externe), alors que dans le schéma de Simondon, de telles distinctions ont déjà disparu. Simondon parle de milieu techno-géographique (c’est aussi la raison pour laquelle Simondon a pu concevoir un plan conceptuel permettant de surmonter l’antagonisme entre culture et nature, nature et technologie, culture et technologie). L’interprétation par Simondon de la signification du moteur Guimbal et de la notion de milieu associé a été très influencée par la cybernétique de Wiener ; et la logique réflexive de la cybernétique semble à Simondon avoir supplanté la philosophie. C’est à partir de là que nous pouvons comprendre l’affirmation de Heidegger selon laquelle la cybernétique marque la fin de la philosophie. Le fleuve de Simondon se trouve dans une relation particulière avec ce que Heidegger dit dans La question de la technique à propos de la centrale hydroélectrique sur le Rhin, où le fleuve devient une simple réserve permanente, qui doit être constamment défiée et exploitée par la technologie moderne[21]. Particulier parce que, à première vue, la formulation de Simondon du fleuve comme milieu techno-géographique exprime un optimisme, tandis que la description de Heidegger du fleuve Rhin comme réserve permanente est, bien que pas nécessairement pessimiste, une critique de la « technisation » de la phusis ; ils se réfèrent tous deux à la même finalité de la philosophie, mais avec deux attitudes différentes.
L’accent mis par Simondon sur ce qui concerne le moteur de Guimbal ne concerne pas seulement l’exploitation de la rivière, mais démontre également une réciprocité entre le technologique et le naturel, ou ce que Simondon lui-même appelle la « co-naturalité ». La structure réciproque et communautaire démontrée par le moteur Guimbal n’est qu’un exemple de la pensée cybernétique à laquelle Simondon aspire, afin de dépasser le dualisme – ou sa forme plus agressive, l’antagonisme – entre la culture et la technologie, la nature et la technologie. Après la cybernétique, en particulier avec la notion de « couplage structurel » des biologistes Huberto Maturana et Francisco Varela, la fonctionnalité technique de la rivière décrite par Simondon semble être présente en tant que modèle générique du complexe techno-géographique. L’environnement n’est pas seulement ce qui est modifié par la technologie, mais il est aussi de plus en plus constitué par la technologie. La pensée écologique n’est pas simplement la protection de la nature, mais fondamentalement une pensée politique basée sur les environnements et les territoires. La capacité croissante de la technologie à participer à la modulation de l’environnement nous oblige à développer une géophilosophie. Cette découverte n’est pas nouvelle, mais il est essentiel d’analyser cette trajectoire historique pour comprendre les enjeux du développement technologique aujourd’hui. :
- La relation entre l’homme et l’environnement se complexifie au fil du temps et la sémiotique qui définit la perception et l’interprétation doit être constamment mise à jour en fonction de l’évolution des objets techniques au sens de Simondon. La continuité et la discontinuité entre la détection sensorielle biologique, l’affichage de signes et de symboles et l’invention de capteurs électroniques qui couvrent progressivement les zones urbaines et rurales, impliquent aujourd’hui une trajectoire technologique qui définit et redéfinit constamment l’homme et la nature, ce que Peter Sloterdijk pourrait appeler la domestication des êtres humains[22].
- La technologie utilisée pour la domestication du bétail est fondamentalement une modulation de la relation entre le bétail et son environnement ; en d’autres termes, les êtres humains interviennent dans l’environnement en contrôlant sa fertilité et sa stérilité afin de moduler le comportement du bétail à grande échelle. Les communautés humaines maintiennent une autonomie apparente en inventant des lois, des coutumes et des systèmes symboliques qui définissent les tabous et les transgressions. Celles-ci constituent des normes sociales et donc aussi leur contraire, l’inadaptation sociale, qui est au cœur de l’analyse de Michel Foucault.
- La technologie de la domestication du bétail s’est progressivement confondue avec l’autodomestication de l’être humain, qui peut être comprise en termes de ce que Foucault appelle la gouvernementalité. L’intervention de l’homme sur l’environnement constitue une forme particulière de gouvernementalité, que Foucault appelle l’environnementalité. Au début de cette pensée environnementale, on voit que, je cite Foucault, « la population est l’objet dont le gouvernement doit tenir compte dans toutes ses observations et tous ses savoirs, afin de pouvoir gouverner efficacement de manière rationnelle et consciente »[23].
- Le contrôle de la population représente un type molaire de gouvernementalité, qui traite les êtres humains en grandes quantités, de sorte que sa technique ne peut être mise en œuvre que par la médiation de lois et de règlements qui traitent chaque sujet comme un être égal et particulier. Depuis le XXe siècle, les inventions technologiques complètent ce mode de contrôle molaire par un mode moléculaire, c’est-à-dire que chaque être humain est traité comme un individu différent des autres. Ces individus sont définis par la relation entre l’individu et son environnement, constamment captée et capitalisée sous forme de données. Cette forme de gouvernementalité est devenue dominante pendant la pandémie de coronavirus.
La généralisation des algorithmes récursifs et leur mise en œuvre dans les ordinateurs numériques concrétisent la pensée cybernétique et ses applications dans presque tous les domaines sociaux, économiques et politiques. Le capital passe d’un modèle mécaniste, bien observé par Marx, à un modèle organismique réalisé par des machines informationnelles dotées d’algorithmes récursifs complexes. Les données sont la source d’information ; c’est ce qui permet aux modèles récursifs d’être omniprésents et efficaces. L’urbanisme numérique qui est en train de se développer, et qui sera le thème central de l’économie numérique, est mû par le fonctionnement récursif des données. Data, en latin, signifie quelque chose qui est déjà donné, comme les données de sens qui déterminent la chute du tic-tac, ou la couleur rouge de la pomme qui se trouve devant moi. Depuis le milieu du vingtième siècle, les données ont acquis une nouvelle signification, à savoir l’information informatique, qui n’est plus simplement « donnée » en tant que telle, mais plutôt produite et modulée par les êtres humains[24]. En ce sens, nous pouvons voir que la notion de « sociétés de contrôle » décrite par Gilles Deleuze va bien au-delà du discours commun d’une société de surveillance ; il s’agit plutôt de sociétés dont la gouvernementalité est basée sur l’autopositionnement et l’autorégulation de systèmes automatiques. Ces systèmes varient en échelle ; il peut s’agir d’une entreprise mondiale comme Google, d’une ville comme Londres, d’un État-nation comme la Chine, mais aussi de la planète entière.
Deuxième partie : A suivre
Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
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