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MOUVEMENT 2 MILLIONS DE SIGNATURES - DONNER UNE CHANCE AU DIALOGUE POUR UNE SORTIE DE LA CRISE SECURITAIRE AU BURKINA FASO

Un autre regard sur nos traditions ancestrales (partie V)

UN AUTRE REGARD SUR NOS TRADITIONS ANCESTRALES: PARTIE V.

Cohésion sociale : Elle a son fondement dans la Souveraineté de la Terre pour nos sociétés villageoises contemporaines.

La Terre, une figure de la souveraineté (dernière partie) :  fondement du pouvoir politique

 

L'institution des gardiens de la Terre est présente dans toutes les sociétés voltaïques, à quelques exceptions près que l'histoire éclaire. Fait remarquable, cette institution s'accorde avec toutes les formes d'organisation politique qu'on y rencontre : les formations segmentaires qui ne connaissent que cette institution, les chefferies de village où les gardiens de la Terre coexistent, parfois sur un même territoire, avec des chefs, ou encore les royaumes, certains fortement centralisés et hiérarchisés, où, selon les groupes ethniques, ils représentent encore l'autorité qui légitime le pouvoir des rois ou n'ont plus qu'un rôle effacé, dans l'ombre d'un roi, lui-même d'ascendance céleste. Quand ils n'ont pas été purement et simplement assassinés, et leur autorité usurpée par des groupes venus d'ailleurs, amenant avec eux un autre type de gouvernement, comme en région dagomba, au Ghana. On peut voir dans ce continuum toutes les étapes cristallisées d'une lente transformation des institutions du pouvoir dans la région. Aussi est-il très instructif de saisir, à l'une des premières étapes de la transformation, comment le pouvoir des chefs - dont la lignée est « étrangère » par structure, elle vient toujours d'ailleurs, elle est l'Autre, par excellence - est rapporté à la souveraineté de la Terre. En plusieurs sociétés organisées par un double système d'autorité, deux dispositifs viennent légitimer le pouvoir de la chefferie1. L'un qui procède de la Terre, et l'autre qui en mime la face sombre. Le premier est construit autour d'une « chose agissante » (qui tient autant du regalia que du « fétiche du pouvoir ») appelée « fille de la Terre» et qui lui est cédée le temps du règne par un lignage spécifique de gardiens de la Terre. Le second dispositif est le « tas d'ordures », constitué par les cendres des foyers et les déchets végétaux issus de l'activité de la maisonnée, que toute maison ordinaire possède, mais qui, au lieu de la chefferie, se distingue par sa taille imposante, véritable petite colline de plusieurs mètres de haut et de large. Évocation mimétique de la Terre, dans son aspect de « chose qui ramasse tout », le tas d'ordures de la chefferie est la métaphore d'un pouvoir fondamentalement pensé sur le schème de la prédation. La hauteur du tas d'ordures est le signe tangible d'un pouvoir fort, qui a réussi à « manger beaucoup de maisons-familles », c’est-à-dire à soumettre plusieurs lignages, voire plusieurs villages. Entité sacrificielle, des rites ordaliques sont conduits à son sommet, des serments sont faits en l'invoquant. Ces dispositifs du pouvoir sont une forme de mirage.  Mais s'ils confèrent au chef le pouvoir de gouverner les hommes, ils ne lui délèguent aucunement la souveraineté de la Terre en tous ses aspects. Son alliance avec une « fille de la Terre2 », la « chose agissante » du pouvoir, le transforme si profondément qu'il n'est plus que la « voix » de la chose, il y est soumis. Il n'est d'ailleurs pas autorisé à la « voir », hors de son jeu d'enveloppes et de caches, elle le rendrait aveugle. Identifié au début de son règne au tas d'ordures qui s'élève dans sa cour, à la grande bouche qui avale tout ce qui n'a plus d'attache, le chef est à tout instant menacé de se trouver englouti par une Terre qui s'ouvre sous ses pas. Son pouvoir de commandement, qui est réel3, il le paie au prix d'une déterritorialisation avec la terre et de multiples entraves physiques éprouvantes4. À la différence du gardien de la Terre, il en tire renommée, prestige et richesse5. Mais il vit en permanence dans la peur du manquement rituel qui le vouera à la mort et dans la crainte (justifiée) de l'envie de ses plus proches, « frères » de lignage, qui se tiennent en embuscade, toujours prêts à le trahir.

Dans cette configuration institutionnelle, la souveraineté politique qu'autorise la souveraineté attribuée à la Terre enfante deux types de « souverains », aux traits inversés, quasi en miroir l'un de l'autre. A l'autorité calme et assurée de l'un répond le pouvoir bruyant et toujours sur le qui-vive de l'autre. Le premier prend soin des attaches au sol des hommes, répare les manquements aux interdits, sépare les belligérants, le second commande, juge, use de la force, décide de la guerre. Le premier exerce un ministère, le second gouverne. Sur le plan des emblèmes et des symboles, ils réalisent les figures contrastées du Jardinier et du Chasseur (ou du Pasteur); du Déjà-là et de l'Ailleurs; du visage humanisé de la Terre et de la chose venue de la brousse; et sont situés, l'un, sur l'axe mythique de la verticalité (descendu du ciel ou issu d'un trou de la terre), De l'autre, sur l'axe historique de l'horizontalité. Dans des textes antérieurs, nous avons suggéré qu'il pourrait être fécond d'analyser la relation d’«opposition complémentaire6 » entre ces deux figures, à la lumière de la solution qu'ont inventée les médiévistes pour accorder l'auctoritas du pape et la potestas de l'empereur. Sous ce jour, le gardien de la Terre semble bien se situer du côté de l'autorité qui légitime le pouvoir du chef. En paraphrasant une formule empruntée à Maurice Sachot, nous avions avancé que l'alliance avec une « fille de la Terre » faisait reposer le pouvoir du chef sur l'auctoritas que les destinataires de sa potestas reconnaissent au gardien de la Terre, et au-delà de lui, à l'instance Terre elle-même. Le rapprochement est d'autant plus tentant que, rappelions-nous, il trouve un allié de poids dans l'étude du mot auctoritas dont Émile Benveniste nous apprend qu'à la racine se tient toujours un « dit », augeo, « qui a le pouvoir de faire surgir quelque chose et, à la lettre, de produire à l'existence ». Ce sens archaïque s'est vu éclaté par la suite en cinq directions sémantiques, mais on en entend encore l'écho affaibli dans son acception plus tardive de « qui augmente ». Or, tel est bien le trait majeur de l'agir rituel reconnu au gardien de la Terre voltaïque; « il est celui qui augmente la "semence" d'autrui (i.e. la descendance, les récoltes, l'élevage) ». Le mythe kasena répond à la question de pourquoi est dévolu à cette figure de souveraineté le pouvoir de « produire à l'existence ». Elle porte témoignage, par ascendance à la créature qui en a été l'effet, du geste inaugural qui, posant la toute première limite dans un univers infiniment clos sur lui-même, a déclenché la réalisation des potentialités de la matière germinale cosmogonique et permis ainsi l'avènement d'un monde ordonné par le rite, en un mot humain.

Ce parallèle avec la solution médiéviste ne doit pas, cependant, nous faire perdre de vue l'originalité des réponses qu'apportent les sociétés voltaïques à la question du pouvoir et de la souveraineté. De façon insistante, il a été relevé par plusieurs auteurs, à propos d'organisations politiques aussi distinctes que les royaumes fortement hiérarchisés et centralisés moose, les royaumes décentralisés gourmantché ou les formations segmentaires tallensi, que le commandement qu'exerce le chef ou le roi est associé à un type de conduite qui est assimilé à la prédation. Détenir le pouvoir, qu'il s'agisse d'un chef kasena ou d'un roi mossi, se dit  «manger le pouvoir». Et l'extension de son exercice sur d'autres lignages, voire d'autres villages, se dit dans les deux langues « manger les maisons » et « manger les villages ». C'est une même notion de prédation, dont la figure du chasseur est l'emblème, qui est sollicitée dans les cas de figure (historiques) d'usurpation du pouvoir. Cartry rapporte ainsi l'histoire de la dynastie Mali qui, dans la région du Gobnangou, au sud du pays gourmantché, a usurpé une chefferie régionale, fondée par une sorte de Roi-prêtre, à la fois maître de la terre et détenteur d'un commandement de type politique. De cette usurpation qui inaugure une séparation des pouvoirs, le roi-prêtre conservant ce « reste inaliénable » qu'est la maîtrise de la terre, Cartry indique que « tout se passe comme si ce qui caractérise ce chef [Mali] dans la sphère de l'Avoir, c'est une forme destructrice d'appropriation dont la métaphore privilégiée est celle du "manger"». Dit autrement, la philosophie politique du pouvoir, dans le bassin des Volta, retourne la carte de la souveraineté de la Terre; comme cette dernière, le pouvoir s'arroge le droit de « tout ramasser », pourtant ce qu'il avale, ce ne sont plus les morts et tout ce qui n'a plus d'attache ici-bas, mais les vivants. Chez les Kasena, le gardien de la Terre comme le chef sont tous deux qualifiés de papaa'tu, « ceux qui peuvent tout prendre », mais, de l'un à l'autre, l'expression a changé de valence. Au premier, les épaves et animaux errants trouvés dans les limites de son domaine, qu'il sacrifie aussitôt et sur place, au second, une forme d'illimitation de principe de l'espace sur lequel il est susceptible d'étendre son pouvoir (par la guerre ou par les alliances). Ce qui, au premier au sens de l'épiclèse, était l'expression de la souveraineté de la limite absolue (la mort), s'est ainsi vu inversé en une potentielle illimitation d'une souveraineté dont, Michel Izard le souligne à propos des rois moose, il doit demeurer totalement occulté qu'elle repose sur la force7. La métaphore du « manger » prend alors tout son sens: elle inscrit les chefs et les rois du côté de la prédation, mais pas de n'importe quel prédateur, non pas celle du chasseur, mais celle de l'animal qui ne connaît pas l'interdit. Le secret des chefs et des rois, ce qui suscite la crainte, c'est qu'ils ont été soustraits à la condition commune de l'humanité qui, à la différence de l'animal, précisément, s'est façonnée comme telle en s'imposant des interdits, des limites, et, singulièrement, sur ces trois phénomènes organiques que sont la manducation, la sexualité et la mort, ainsi que l'avait déjà relevé Bataille. Dans les royaumes voltaïques (mossi et gourmantché), il circule des récits où les chefs (ou les rois) sont dépeints comme des  «héros civilisateurs » face à un être troglodyte, parfois présenté comme mi- animal mi- végétal, dans un monde qui ne connaîtrait pas la mort, ancêtre de la lignée des gardiens de là Terre. Ces récits sont des projections (des inversions) destinées à celer définitivement la cause de leur pouvoir. Mais le prix qu'ils paient, de leur vivant, atteste leur transgression, ainsi que sa dérision.

Le tableau ainsi brossé des différentes figures de souverains présents dans le bassin des Volta est en effet incomplet et, de ce fait, trompeur. Tel quel, il laisse accroire que, sur la scène du pouvoir voltaïque, il aurait été fait place à une notion de la souveraineté politique définissable dans les termes célèbres qu'en a donnés le juriste Jean Bodin au XVe siècle comme « puissance absolue et perpétuelle» (de la République)8. Moment de bascule où, comme le souligne Alain Supiot, la souveraineté « devint le lieu d'une confusion de la potestas et de l'auctoritas». Selon cet auteur, la pensée occidentale du pouvoir est travaillée par deux interprétations antagonistes de la souveraineté. L'une qui, « confondant le pouvoir et l'autorité, voit dans la souveraineté un pouvoir délié de toute limite » et qui, dans la voie ouverte par la définition du souverain par Carl Schmitt, réduit la politique au pouvoir. L'autre qui, dans l'esprit de la critique qu'adressa la philosophe Simone Weil à la foi hitlérienne dans le primat de la force, pose que « ce qui est souverain ici-bas, c'est la détermination de la limite ». Dans les lectures qui sont données des institutions du pouvoir en Afrique, on retrouve les échos de ces interprétations antagonistes de la souveraineté. Le tropisme des sciences humaines qui, pour faire science, les conduit à distinguer et séparer la totalité phénoménale en sphères étanches (politique, religieuse, économique, sociale, intime, publique, conscient, inconscient) est en ce domaine plus que jamais à l'œuvre. Il est ainsi des lectures pour lesquelles ce qui relève du pouvoir et de la souveraineté se limite à l'institution « des chefs et des rois », et où la maîtrise de la terre, restant en l'affaire une question qui relève de la sphère du religieux (« assurer la fertilité du sol »), est seulement considérée comme l'une des sources de « légitimation » du pouvoir souverain. L'ambivalence de la souveraineté, « productrice de force » et « inductrice de consensus », apparaît comme étant le propre de la seule figure du roi ou du chef. La confusion entre la potestas et l'auctoritas est assumée par les auteurs comme un trait de définition de toute souveraineté. Mais il est d'autres lectures qui donnent à voir que l'agir rituel soumet le pouvoir du chef (ou du roi) aux limites de l'ordre qu'il institue et qu'à ce titre il est bien autre chose qu'un instrument de légitimation. Il déplie en ses arcanes une conception de la souveraineté politique que vient border, limiter, l'autorité souveraine de la Terre. Et ce, sur deux modes, parfois disjoints, parfois conjoints. D'une  part, ainsi qu'il a été dit, là même où est apparue cette nouvelle figure de la souveraineté politique qu'est le chef ou le roi, l'institution des gardiens de la Terre s'est maintenue, dans une forme de séparation des pouvoirs qui, partout, est pensée sur le modèle de l'alliance rituelle. Selon les groupes ethniques, l'origine de cette alliance est tantôt de nature symbolique et rituelle (Kasena), tantôt rapportée à une alliance matrimoniale effective dans le passé, qui a pour conséquence d'attribuer au fondateur de la dynastie de chefs ou de rois le statut de neveu utérin des maîtres de la terre (royaumes mossi et certaines dynasties gourmantché). À l'intronisation de tout chef (ou roi), le plus souvent, cette alliance est rejouée, dans des mises en scène qui varient d'un groupe ethnique à l'autre9. D'autre part, partout, les chefs et les rois sont soumis à l'ordre du rite qui prend dans ses rets leur corps et leur vie, les enserrant dans un réseau étroit d'obligations, de contraintes et d'interdits. Un entrelacs qui est d'autant plus serré que leur souveraineté politique paraît s'émanciper de l'autorité de la Terre, le langage du mythe venant établir des généalogies directement branchées sur des figures célestes, roi-soleil pour les uns (Mossi), roi-devin pour d'autres (Gourmantché).

L'institution kasena de la chefferie, avec ses leurres rituellement orchestrés, qu'elle soit native ou « importée » (selon une hypothèse historiciste), s'est abouchée à la fiction fondatrice d'une instance Terre hétéronome et souveraine qui limite toute forme de souveraineté politique. Qu'il la serve, comme le gardien de la Terre, ou cherche à s'en servir, comme le chef, ces deux figures de la souveraineté voient leur capacité d'agir subordonnée à l'ordre que cette fiction instaure. Le premier ne gouverne pas, il ne peut agir en dehors des limites que lui dicte sa fonction, et si la terre est sa demeure (il peut s'installer où il veut), il est néanmoins limité dans ses mouvements, d'une part, par la forme de pauvreté à laquelle il est voué, d'autre part, par la responsabilité institutionnelle qui lui incombe d'avoir à répondre, en dernier ressort, des infractions commises à l'endroit de la Terre. Le second gouverne, il en tire pouvoir, richesse et renommée, mais il s'en trouve littéralement déterritorialisé, le corps entravé par toutes sortes d'interdits, et ses actes restent placés sous la surveillance étroite et soupçonneuse des Aînés et de ses concurrents. Dans les royaumes mossi voisins, la figure du roi est entravée dans ses mouvements par un protocole rituel lourd et contraignant, et se voit littéralement submergée dans une véritable inflation de l'administration rituelle du palais et du royaume, où le moindre secteur de l'activité royale fait l'objet d'un titre, d'une fonction, d'un poste. La plaisanterie selon laquelle il n'est pas un Mossi qui ne soit « chef » de quelque chose, que se transmettent les populations voisines, puise son origine dans cette boursouflure administrative du rite. Dans le Gobnangou, lieu des Gourmantché, les choses se présentent encore différemment.

Comme on l'a déjà dit, on ne peut que constater la lente éclipse de la figure d'un personnage qui, s'il conserve le titre de gardien de la Terre, voit sa fonction réduite à ces deux moments (certes cruciaux) du cycle de la graine que sont les semailles et les prémices. La fiction rituelle d'une Terre construite comme instance souveraine n'apparaît plus qu'en creux dans le récit d'un devin expliquant pour quelle raison la vision du déplacement d'un python prêt à fondre sur sa proie est un présage mortel pour qui assiste à la scène. Crédité d'enfermer dans les anneaux de son corps immobile la Terre ainsi stabilisée, ce que donne à voir le python en se déplaçant est la possibilité effrayante d'une Terre qui, ainsi libérée de ses entraves, fondrait la bouche grande ouverte, prête à avaler les morts. En cette configuration institutionnelle où le chef (ou roi) est seul à régner et à gouverner, le corps physique du souverain est bien plus contraint encore et bardé d'interdits que celui du chef dans les formations segmentaires. Mais, surtout, il a fait l'objet d'une transformation symbolique telle qu'il n'appartient plus désormais au règne des vivants.

Les rites observés tout au long de son règne, de l'intronisation jusqu'au-delà de son décès, en font un être de fiction qui serait entré dans le territoire sur lequel il est appelé à régner sous la forme d'un enfant mort-né, momifié dans son placenta desséché. Mais, même ainsi transfiguré, le chef gourmantché n'échappe pas, pas plus que son homologue mossi, kasena ou tallensi, à la mise en garde des griots qui, lors de l'intronisation, à la sortie de la retraite initiatique, le devancent et proclament: « Untel, marche prudemment, tel le caméléon, car la terre va s'ouvrir sous tes pas.» Telle est la dérision de la transgression, cause du pouvoir politique. À celui qui entend déclarer qu'il va manger le pays comme un animal en mange un autre, sans conscience, l'ordre du rite répond: « Très bien, mais alors, désormais, attends-toi à tout moment à être avalé par la Terre, sans conscience. » À leur décès, le traitement très singulier de leur dépouille poursuit par-delà leur disparition la sanction du rite. Enfermés dans un sac en peau de bœuf, jetés dans un trou tenu secret, la nuit, par des fossoyeurs attitrés, ils ne réintégreront pas la trame généalogique ordinaire des ancêtres, mais resteront à jamais pris dans la lignée singulière formée par les anciens chefs régnants, qui font régulièrement retour comme spectres dans le monde des vivants pour hanter celui qui leur a succédé.

Ce qui précède suffit à comprendre que les solutions qu'ont inventées ces sociétés au problème général de la souveraineté ne sont pas une version africaine du nomos de la Terre théorisé par Carl Schmitt. À la différence radicale de la thèse de ce dernier, la souveraineté politique, dans ces sociétés africaines, ne se définit pas comme pure puissance; les montages institutionnels, rituels et mythiques sont là pour poser des limites et empêcher l'avènement d'une figure de despote absolu. Pour le juriste allemand, théoricien du régime nazi, le nomos de la Terre est son partage en lots équitables entre les vainqueurs. La terre, partout et toujours, aurait été acquise par la force et constitue une part du butin. Cette conception fondamentale d'une terre-butin fonde la souveraineté des hommes sur un territoire, conçue comme pouvoir pur. Dans les sociétés voltaïques, à l'inverse, les hommes n'exercent aucune souveraineté sur la Terre, mais ils sont les sujets de la souveraineté que la Terre exerce sur eux. La Terre n'appartient à personne d'autre qu'elle-même, nul organe supérieur ne la commande, sa souveraineté ni ne se délègue ni ne se partage entièrement. Cette fiction que construisent les rites et les mythes fonde le régime de partage de la terre. Partage éphémère, non inscrit dans la durée d'un rapport de force, qui tient la durée d'une vie humaine, et répond ainsi à un principe d'équité, car il empêche toute entreprise qui viserait à l'accumulation de portions de terre, au détriment du reste de la collectivité. Et c'est également sur sa pointe que repose tout l'édifice social. Toute personne, fût-elle d'origine étrangère, « devient un parent »des lignées déjà présentes, dès lors qu'elle habite une même portion du sol terrestre, participe à l'assemblée des co-sacrifiants dans l'enceinte des sanctuaires boisés et observe les interdits du lieu…

Mais on ne peut quitter ces figures traditionnelles de la souveraineté politique sans faire remarquer leur singulière absence dans l'univers de la modernité africaine, où ce que l'on trouve sur les scènes actuelles du pouvoir, ce sont, bien au contraire, des figures plus ou moins autoritaires, parfois despotiques, rarement conformes aux « valeurs démocratiques » dont se réclame l'Occident, et souvent tentées de se maintenir ad vitam aeternam à leur poste présidentiel (un travers qui n'est pas spécifique à cette région du monde). Dans leurs analyses en survol, les commentateurs veulent y voir un trait « propre à l'Afrique ». La philosophie voltaïque du pouvoir, telle que nous venons de l'esquisser, donnerait plutôt à penser que c'est en raison de l'effondrement partiel de l'ordre du rite et du mythe que de telles figures ont pu émerger. De même que, provoqué par l'ordre du marché, cet effondrement a ouvert la porte à la spéculation foncière, dans l'ordre du politique l'implantation de l'État moderne, avec la destitution concomitante en l'espace de quelques décennies des montages institutionnels, toujours fragiles, de « ceux d'avant », semble avoir ôté aux Africains, du moins dans un premier temps, la possibilité de poursuivre, en s'appuyant sur leurs propres ressources dogmatiques, une reformulation de leurs institutions du pouvoir qui en conserverait ce qu'elles avaient d'équilibré ( .... ) L'échec de la révolution sankariste tient à ce que, emportée par l'idéologie révolutionnaire occidentale, elle a voulu rompre brutalement avec ce passé institutionnel, « jugé féodal », sans chercher à en saisir le potentiel structurant. La « rectification » néolibérale opérée par son successeur a achevé de livrer le pays à l'ordre du marché. Avec le résultat que l'on sait.


Danouta Liberski-Bagnoud : Extraits proposé par Diallo Mamadou.

Ce sont là les fondements de la conception africaine de l'habiter qui permettent de faire du territoire villageois «Un territoire-corps» c’est-à-dire un Commun et ce grâce à l’agir rituel. Cette construction sera l’objet des prochains extraits de la réflexions de Danouta Liberski-Bagnoud qui seront présentés dans les prochains  articles sur le Thème  « Un autre regard sur nos traditions ancestrales»; en espérant que cela contribuera à convaincre de la pertinence et de la faisabilité de l’esquisse de stratégie de la Refondation du vivre-ensemble et de l’Etat portée la Pétition « Deux millions de signatures en faveur du dialogue » présentée ICI.

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[1]Sur ce plan, comme sur d'autres, l'aire voltaïque offre une diversité de situations dont on ne peut ici envisager les différences. Le schème que l'on décrit présentement se retrouve dans les régions traversées par l'actuelle frontière entre le Burkina et le Ghana, chez un ensemble de peuples qui partagent de nombreuses institutions sociales et politiques, tels que les Kasena, Nuna, Sisala, Builsa, Tallensi, Namnam, Nankana.

[2] Le pouvoir emprunte son vocabulaire au domaine de la séduction, du mariage et de l'alliance.

[3] Il décide de la guerre contre un village voisin, de punir les voleurs et les meurtriers, d'ordonner des rites ordaliques contre les sorciers, de prélever, à des fins de sacrifices collectifs, des têtes de bétail ou de la volaille dans les cheptels et basses-cours des villageois, etc.

[4] Un chef ne peut ni rire ni parler à voix haute, il ne peut plus courir, ni se déplacer librement en journée à l'extérieur de sa maison. Son corps ne peut pas toucher la terre, il doit porter des chaussures de cuir et ne peut s'asseoir que sur son siège cérémoniel ou sur des peaux d'animaux. Pendant les cérémonies, il est contraint à l’immobilité pendant des heures durant, revêtu de ses tours habits d’apparat. A sa mort, il ne pourra être enterré que dans une peau qui protège la terre de son corps.

[5] Autrefois, il était la seule personne du village à être revêtue d'habits de coton tissé, chaussé de cuir et la tête recouverte d'un bonnet rouge. Il était également le seul à se déplacer à cheval et non à pied. Sa richesse se donnait à voir par des troupeaux de vaches plus importants, plusieurs femmes et l'existence dans sa cour de captifs, voire, dans certaines chefferies, d'eunuques.

[6] C'est en ces termes que Meyer Fortes a analysé, chez les Tallensi, la relation entre le segment des Namoos, détenteurs d'un pouvoir de type politique, et le segment des Talis, détenteurs de la maîtrise de la terre. Meyer Fortes, The Dynamics of Clanship among the Tallensi, Londres, Oxford University Press, 1945.

[7] Dans le vocabulaire moose de la souveraineté, le pouvoir (naam) fait système avec la force (panga), sur le mode du «bon » versus le « dur », ainsi que l'exprime l'énoncé « le pouvoir reçoit, la force prend ». Michel Izard, «Une trifonctionnalité africaine ?... »,  p. 421.

[8] Jean Bodin, Les Six Livres de la République [1576], Paris, Fayard, 1986.

[9] Chez les uns (Tallensi), l'intronisation d'un chef implique une scène rituelle saisissante où le futur chef rejoue la rencontre initiale entre le fondateur de sa dynastie et l'ancêtre des maîtres de la terre. Chez d'autres (Mossi), l'alliance "du pouvoir et de la terre" est renouvelée lors du périple qu'effectue le futur roi en son royaume, pendant lequel il offre des cadeaux en nature et des femmes aux maîtres de la terre. C'est sur un mode encore différent qu'à chaque nouveau règne le chef kasena doit renouer l'alliance rituelle avec une « fille de la Terre ». Ailleurs enfin (Gourmantché), c'est sur un mode plus détourné que se dit en creux une telle alliance, transposée sur la scène mythique d'un roi d'ascendance céleste rencontrant sur la terre où il vient d'arriver un personnage qui « lui fait peur », sorte de double inversé que, grâce à une ruse de sa femme, il va réussir à soumettre et transformer en sujet. À chaque nouveau règne, cette rencontre est rejouée, lors de la réfection du vestibule du palais, lors d'un rite qui met en jeu la vie des deux principaux protagonistes. Voir en bibliographie les références respecives de Meyer Fortes (1987), Michel Izard (1985), Danouta Liberski Bagnoud (2002), Michel Cartry (1990).



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