UN AUTRE REGARD SUR NOS TRADITIONS ANCESTRALES: PARTIE VI.
Le territoire villageois, un faire en commun d’un corps de société villageoise.
Je voudrais introduire les prochains extraits des propos de Danouta Liberski-Bagnoud qui traitent du façonnage rituel du territoire villageois; ils étayent en profondeur ce que je n’ai cessé de souligner comme étant la plus grande réalisation civilisationnelle de nos sociétés villageoises à notre époque à savoir : le façonnage de nos sociétés villageoises actuelles dont l’originalité politique, institutionnelle et spirituelle peut être ainsi résumée : nos sociétés villageoises contemporaines sont multinationales et non sécularisées : ethnies, lignages, clans, tribus, croyances et religions y coexistent et organisent leur vivre-ensemble sur la base de leurs propres règles et institutions, à l’écart du système politique et institutionnel officiels ; on y naît, on y vit, on y quitte le monde de manière endogène pour tout dire, en dépit des emprunts et d’un certain syncrétisme religieux. Les conflits n’y manquent pas et avec souvent aussi leurs morts d’hommes ; mais aussi on peut noter des modalités pour leur gestion et règlement.
Ainsi, les propos de Danouta Liberski-Bagnoud relatifs à la construction du territoire villageois vont nous donner à voir et à saisir les modalités de l’agir rituel qui sont au fondement d’une telle réalisation civilisationnelle ; ils nous donnent à comprendre sur quoi se sont élevées ces sociétés; comment ces sociétés se construisent et se renouvellent en permanence grâce à l’agir rituel. Elles disposent pour ce faire de ressources symboliques et rituelles. Les extraits présentés dans le présent article nous introduiront tout d’abord à l’approche négro-africaine «du faire en commun» d’un corps de société; par la suite, ses modalités rituelles concrètes seront présentées dans deux articles à venir. Suivons alors Danouta Liberski-Bagnoud :
Un territoire-corps
L'analyse comparée des systèmes de pensée montre qu'au-delà de la variété des chemins empruntés pour mettre en territoire l'espace de brousse, l'appropriation d’un territoire rend nécessaire la structuration de l'espace vécu comme un corps commun. Ici, un dire mythique dogon retrace les actes primordiaux qui ont façonné la terre qu'habitent les hommes à l'image du corps d'une créature céleste, sacrifiée et démembrée, pour purifier le monde à la suite des désordres introduits par son jumeau. Là, une manière ordinaire, chez les Gourmantché, de désigner le village comme « terre-peau-une », avec ses grandes divisions spatiales identifiées à des organes de ce corps-terre-un: « la bouche de la terre » à l'ouest, « l'anus de la terre » à l'est, « le ventre de la terre » au milieu du village. Des gestes rituels viennent par ailleurs rappeler à chacun qu'il doit intégrer à son corps propre les limites de ce corps-terre du village. Ailleurs, l'institution des sanctuaires « peaux de la terre » offre aux lignées humaines un territoire-corps aux multiples ombilics qui les distinguent les uns des autres, tout en les reliant les uns aux autres. Autant de manières de construire le territoire comme corps qui révèlent les multiples enjeux (qui se recoupent d'un univers de pensée à l'autre) de ces montages de représentations (…..).
Échapper à l'indiscernabilité et la confusion qui sont le propre de l'espace de brousse, telle est bien également l'une des propriétés majeures que les Gourmantché reconnaissent au territoire « terre-peau-une » du village où sont bâties les maisons. Ce qui, pour eux, singularise la brousse du territoire villageois est tout d'abord l'absence de limites fixes, le « très lointain de la brousse » pouvant, selon les heures de la journée ou selon les événements, se trouver tout d'un coup « très proche », envahissant le village jusqu'aux clôtures de l'habitation, ou formant des enclaves dans le territoire du village. Une autre de ses caractéristiques est l'indistinction, l'absence de contours différenciés, l'évanouissement des limites, comme cela se produit les nuits sans lune ou à midi, sous la lumière crue du soleil au zénith. Cette invisibilité de la brousse aux regards des vivants du village se donne à entendre dans l'association réitérée de la couleur noire aux « choses de la brousse », mais nombre de faits suggèrent que les hommes sont observés, depuis cette scène invisible, par les différentes espèces de génies qui s'y tiennent. Une troisième propriété, liée à la deuxième, est l'action spécifique qu'exerce ce milieu sur le corps propre des chasseurs qui, à y rester trop longtemps, se trouve comme « vidé », « pompé », « aplati ». Les contours du corps s'estompant, la personne risque de « s'évanouir », au sens propre de « perdre connaissance » comme au sens figuré de « disparaître », en finissant par se confondre totalement avec le milieu où elle se trouve. Hormis ces faits de discours à propos de la brousse, des gestes et des pratiques rituelles donnent à comprendre que ce qui distingue fondamentalement le territoire du village de l'espace de brousse, c'est qu'il a les propriétés d'un corps qui, précisément, font défaut à celui-ci. Symboliquement façonné à l'image d'un corps avec ses orifices, ses six directions et ses trois axes (haut/bas, devant/derrière, gauche/droite), le territoire-corps du village est aménagé de telle manière que le corps humain peut y perdurer dans sa forme, sa stabilité, son système d'axe, ses limites. Il s'offre comme prolongement du corps propre, à la fois contenant et surface d'inscription. Toutes propriétés qui font défaut à l'espace de brousse. Sans limites discernables, il ne peut s'offrir ni comme contenant ni comme surface d'inscription, et ne peut donc être durablement occupé par les humains.
On relèvera, au passage, que cette distinction nette que pose l'ordre du rite entre le territoire villageois habitable et l'espace de brousse inhabitable trouve un écho singulier dans le vocabulaire juridique occidental. Dans un texte plein d'enseignement consacré à la territorialité des lois, Alain Supiot fait en effet remarquer que, jusqu'à il y a peu, dans les textes juridiques, « la notion d'espace était réservée aux parties du monde qui, n'ayant pas de limites discernables et étant impropres à la vie humaine, ne peuvent être durablement occupées » (espaces maritime, aérien, cosmique), par opposition à la Terre qui est appréhendée par le Droit comme un entrelacs de territoires, de domaines, de régions, de pays, de sites ou de zones. Il relève, non sans une pointe d'étonnement, que c'est l'Union européenne qui, dans le contexte du marché unique, a décidé de se définir juridiquement comme « espace » (de liberté, de sécurité et de justice)1 .
Dans les sociétés soumises à l'ordre du rite, ce n'est pas dans les textes, mais dans les rites et dans les gestes parfois les plus ordinaires que se donnent à comprendre la raison fondamentale du caractère inhabitable de l'espace de brousse et inversement, en creux, les investissements symboliques et imaginaires nécessaires pour transformer ce dernier en un territoire habitable. De manière significative, les rites en question n'ont pas pour objet un traitement particulier de l'espace ou du territoire, mais y font référence, alors même que leur raison d'être est de traiter une question à propos du corps et de ses limites. De façon récurrente (et commune aux sociétés subsahariennes, bien au-delà du seul univers culturel voltaïque), c'est à ces moments du cycle de vie où quelque chose des limites du corps propre est remis en question que ces rites interviennent, le village décidant de renvoyer les uns vers l'espace de brousse, réel ou symbolique (circoncis, jeunes initiés, jumeaux, femmes menstruées) et d'enfermer les autres en son sein, pour chercher à les en détacher (nouveau-nés, accouchées, veufs et veuves). Toute naissance pose d'emblée la question des limites du corps propre, question à la fois liminaire et décisive, puisque c'est de sa résolution que va dépendre la « discernabilité » du corps comme tel. Ce sont, en effet, les gestes rituels de la sage-femme et la formule conventionnelle qu'elle prononce qui vont, sur l'organisme qui a surgi dans la case de l'accouchement, cerner le corps du né-unique et le décerner comme corps sexué. À cet égard, la naissance de jumeaux soulève un redoutable problème, puisqu'une forme d'indiscernabilité persistera au-delà de la mutilation placentaire. C'est le paradoxe de la réalité gémellaire: issus d'une seule parturition et substantiellement identiques, les jumeaux n'en sont pas moins empiriquement deux ; or, quoique physiquement deux, il n'y a pour eux dans la structure généalogique de la famille qu'une seule place distincte2.
Un montage complexe de représentations permet aux Gourmantché, comme à nombre d'autres populations voltaïques, de reformuler cette nouvelle énigme, enchâssée dans celle de la naissance, en termes de proximité ontologique des jumeaux humains avec l'espace de brousse. Chez eux, comme ailleurs, la brousse apparaît comme le lieu de projection imaginaire privilégié des bizarreries corporelles. Toutes sortes de créatures imaginaires la peuplent3, et, en particulier, une catégorie de petits êtres gémellaires chevelus appelés pola, dont le schème corporel comme l'habitus sont le symétrique inverse de ceux des humains. Ces petites créatures, qui ont pour caractéristique d'avoir conservé leur enveloppe placentaire dont elles se servent comme d'une cape d'invisibilité, sont la représentation fantasmatique de ce que pourrait être la vie des « non-séparés », doublement non séparés de leur organe placentaire et de leur jumeau: soudés deux à deux, parcourant la brousse en tous sens, sautillant, ne laissant aucune trace sur le sol, les pola n'ont aucune stabilité, aucun ancrage territorial. C'est avec ces petites créatures de brousse que les jumeaux humains sont, pour les villageois, dans une inquiétante familiarité.
À leur naissance, des rites sont effectués afin de tester leur qualité d'humains et de s'assurer qu'il ne s'agit pas d'êtres de brousse venus s'introduire par effraction dans le territoire villageois. Mais, malgré cela, toute leur vie durant, ils seront suspectés de conserver des liens étroits avec leurs doubles inversés de brousse. On saisit la logique à l'œuvre: c'est en raison même de la forme d'indiscernabilité qui caractérise les corps des jumeaux que ceux-ci sont symboliquement assignés à un espace aux contours mouvants et flous, qui a pour propriété de provoquer l'indistinction des corps. Cette parenté étroite des jumeaux humains avec la brousse relance, en retour, l'interrogation sur la nature des liens que l'enfant né unique conserve avec l'espace d'où il vient. D'autres moments du rituel, d'autres gestes quotidiens4 donnent en effet à comprendre que l'infans reste attaché à l'espace de brousse tant qu'il n'a pas acquis le langage des humains et la station debout, deux caractéristiques des petits d'homme.
Son babil comme sa marche à quatre pattes sont les expressions visibles de cet attachement à la brousse, qui perdure bien au-delà de la mutilation placentaire. Lorsqu'il est né, des précautions ont été prises autour de la case de l'accouchement pour maintenir à distance les petits pola de brousse, arrivés en masse, comme si l'arrivée d'un nouveau-né avait suscité un effacement des limites entre brousse et village tel que ce dernier aurait été totalement envahi par la brousse, et qu'il s'agissait de recréer autour de la case de l'accouchement une enclave de terre villageoise. La séparation d'avec l'organe placentaire opère un premier et indispensable détachement de la brousse, un couteau placé pendant les premières semaines entre la peau de la mère et son nouveau-né porté au dos en réalise un autre. D'autres gestes accomplis par la mère au cours du développement de l'enfant trahissent le même souci, qu'il s'agisse de faire cesser son babil avec les êtres de brousse, ou de lui « fermer les yeux pour la brousse » lorsqu'il tarde à adopter la station debout. Pour les jumeaux, des rites spécifiques accomplis au moment du mariage réitèrent leur rapport singulier à la brousse, afin de tenter de les inscrire durablement dans le territoire du village.
L'existence de ces gestes et de ces rites en témoigne, le problème des limites du corps ne trouve pas sa résolution en une seule fois, plusieurs moments clefs du développement et du cycle de vie d'une personne le font resurgir, dans des termes chaque fois différents, mais néanmoins reconnaissables en ce qu'ils mettent en jeu une structuration dynamique entre l'espace et le territoire, la brousse et le village. La référence à l'espace n'est pas ici simple affaire de code que manipulerait la pensée rituelle pour signifier un changement d'état social. Jumeaux, nouveau-né, enfant, ne sont pas seulement symboliquement placés sous le signe de la brousse, et il ne s'agit pas non plus seulement de les en « détacher », il faut aussi qu'ils s'inscrivent dans le territoire villageois, en intégrant les limites de ce dernier à celles de leur propre corps.
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[1] Alain Supiot, « L'inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151-170.
[2] Ce « paradoxe des jumeaux », les anthropologues Isaac Shapera (1927) et Victor Turner (1969) en avaient repéré les termes dans les rituels et les discours de sociétés issues d'aires culturelles différentes (Ndembu de Zambie, Khoisan d'Afrique du Sud).
[3] Ces créatures présentent toutes, peu ou prou, des images défor- mées du corps humain, et certaines paraissent spécifiquement renvoyer aux naissances tératologiques: nains à grosse tête, minuscules êtres à jamais enfermés dans leur sac placentaire (à l'image des fœtus morts in utero), créatures qui n'ont qu'une moitié de corps, avec un seul bras et une seule jambe. Voir Michel Cartry, << Du village à la brousse ou le retour de la question ».
[4] S'annoncer au seuil de la case où le tout-petit repose afin de ne Rasle surprendre en train de converser avec les petites créatures de brousse, confectionner un plat de pâte de mil pour l'offrir << au compagnon de brousse >> de l'étranger, donner une légère tape sur la tête de l'enfant qui persiste à marcher à quatre pattes afin de « lui fermer les yeux pour la brousse >>.
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