UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE VIII).
Emmanuel Todd : Dégonfler l'économie américaine
Entre janvier et juin 2023, une cascade d'études a révélé que les États-Unis n'étaient pas capables de produire les armes dont l'Ukraine avait besoin1. Ces études n'émanaient pas de groupuscules affiliés au Kremlin mais de divers think tanks financés par le Pentagone et le Département d'État. Comment la première puissance du monde a-t-elle pu se retrouver dans une situation aussi absurde? Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser à la réalité de l'économie américaine et, ce faisant, dégonfler l'un des deux plus gros «PIB» (produit intérieur brut) de la planète (l'autre est celui de la Chine), pour le ramener à quelque chose qui a un sens. Pourquoi pas le «PIR», produit intérieur réel? Nous allons découvrir la dépendance des États-Unis à l'égard du reste du monde et leur fragilité fondamentale.
Avant de nous livrer à cette critique radicale, rappelons cependant, par souci d'équilibre, quelques indiscutables points forts de ladite économie. Il est incontestable que, dans les années récentes, les plus importantes innovations sont provenues de la Silicon Valley, dont l'avance dans les technologies de la communication et de l'information a considérablement renforcé l'emprise des États-Unis, si ce n'est sur le monde, du moins, on l'a vu, sur leurs alliés. Toujours dans les années récentes, nous avons assisté à leur grand rebond comme producteurs de pétrole et surtout de gaz. De 4 millions de barils par jour en 1940, la production américaine de pétrole était passée à 9,6 en 1970, puis était retombée jusqu'à 5 millions seulement en 2008. En 2019, donc peu de temps avant la guerre, elle atteignait, grâce à la technique du fracking, 12,2 millions de barils. Sans devenir un exportateur significatif, les États-Unis ont cessé d'être un importateur net de pétrole. La production de gaz est passée, quant à elle, de 489 milliards de m³ par an en 2005 à 934 milliards en 2021. Dans le domaine du gaz, les États-Unis sont désormais le deuxième exportateur mondial, après la Russie. Ils sont devenus, grâce à la guerre, le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, qu'ils peuvent en particulier fournir à leurs alliés européens, brutalement sevrés du gaz russe. Le domaine de l'énergie a mis en lumière l'une des grandes bizarreries de la guerre : on se demande sans cesse si le but des Américains est de défendre l'Ukraine ou de contrôler et d'exploiter leurs alliés, Européens et Est-Asiatiques.
Les points forts de l'économie américaine - les Gafa et le gaz, la Silicon Valley et le Texas - sont situés aux deux pôles du spectre des activités humaines : les lignes de code informatique tendent vers l'abstraction, énergie est une matière première. Les difficultés de l'économie américaine remplissent le reste du spectre : la fabrication des objets, c'est-à-dire l'industrie au sens traditionnel du mot. C'est une déficience de l'industrie que la guerre a mise en évidence, par une très banale incapacité à produire suffisamment d'obus de 155, la norme de l'OTAN. On comprend peu à peu cependant que rien ne peut plus être produit en quantité suffisante, missiles de tous types compris.
La guerre, ce grand révélateur, a montré le décalage qui s'était creusé entre la perception que nous avons de l'Amérique (et que l'Amérique a d'elle-même) et la réalité de sa puissance. En 2022, le PIB russe représentait 8,8% du PIB américain (et, combiné au PIB biélorusse, 3,3% du PIB du camp occidental). Comment, malgré ce déséquilibre en leur faveur, les États-Unis en sont-ils arrivés à ne plus pouvoir fabriquer assez d'obus pour l'Ukraine?
Volatilisation de l'industrie américaine
La globalisation, orchestrée par l'Amérique elle-même, a sapé son hégémonie industrielle. En 1928, la production industrielle américaine représentait 44,8% de celle du monde; en 2019, elle avait chuté à 16,8%. Dans le même temps, celle du Royaume-Uni s'est effondrée de 9.3 % à 8%, celle du Japon est montée de 2,4 % à 7.8%, celle de l'Allemagne a décru de 11,6% à 5,3%, celle de la France a plongé de 7% à 1,9%, celle de l'Italie a baisse de 3,2% à 2,1%. La Chine, en 2020, a atteint 28,75%. La Russie, quinzième producteur industriel, tourne autour de 1 %. La rareté des statistiques comparatives la concernant semble surtout indiquer que l'industrie russe a accompli ce que tentent d'atteindre certains avions américains, la furtivité; et l'on peut donc dire que la Russie a cueilli à froid les États-Unis en élaborant contre eux l'arme absolue l'industrie furtive.
Pour mieux évaluer encore les rapports de force physiques dans le monde globalisé, on peut examiner cette industrie de l'industrie qu'est la production de machines-outils. En 2018, la Chine fabriquait 24,8% des machines-outils de la planète, le monde germanique 21,1% (Allemagne, Autriche et Suisse combinées, sachant que le gros de l'industrie suisse jouxte la frontière allemande), le Japon 15,6%, l'Italie, 7,8% les États-Unis seulement 6,6%, la Corée du Sud 5,6%, Taïwan 5,0%, l'Inde 1,4%, le Brésil 1,1 %, la France 0,9%, le Royaume-Uni 0,8 %. Je renonce à dénicher la Russie dans les statistiques; elle atteint ici une invisibilité qui fait redouter le pire.
Le déclin américain dans la production de biens tangibles se retrouve dans l'agriculture. À la suite de la mise en œuvre, en 1994, de l'Accord de libre-échange nord-américain avec le Mexique et le Canada (Alena, en anglais Nafta), l'agriculture américaine a subi un processus de concentration, de spécialisation et de dépérissement2. Nous avons cité au chapitre 1 la production de blé : tandis qu'en Russie elle était de passée de 37 millions de tonnes en 2012 à 80 millions en 2022, elle a chuté aux États-Unis de 65 millions de tonnes en 1980 à 47 millions en 2022. Plus généralement, alors que l'Amérique était un énorme exportateur (net) de denrées agricoles, elle est désormais juste à l'équilibre et flirte avec le déficit3. On peut imaginer que, avec une population qui continue de croître, elle va devenir franchement déficitaire durant les dix à vingt ans qui viennent.
Le PIR des États-Unis
Dans les paragraphes précédents, nous nous sommes appuyés sur des chiffres officiels. Le moment est venu de les enjamber. Le produit intérieur brut américain est en effet composé, dans son écrasante majorité, de services aux personnes dont on ne discerne pas toujours l'efficacité ou même l'utilité : médecins (parfois tueurs, on l'a vu, dans l'affaire des opioïdes) et avocats surpayés, financiers prédateurs, gardiens de prison, agents des services de renseignements. En 2020, le PIB incluait même comme valeur ajoutée le travail des 15 140 économistes du pays, en majorité des grands prêtres du mensonge, au salaire annuel moyen de 121 000 dollars. Que vaut le PIB américain quand on le déleste de l'activité de cette masse parasite qui ne correspond pas à une véritable production de richesse ? Je vais proposer un exercice qui devrait amuser le lecteur : dégonfler le PIB au moyen d'estimations un peu libres pour parvenir à une évaluation réaliste de la richesse annuellement produite aux États-Unis, le PIR (produit intérieur réel, ou réaliste). J'y parviendrai moyennant un calcul dont l'audace et la précision devraient me valoir un prix Nobel. La Banque royale de Suède, qui a décerné ce hochet à tant de comiques méticuleux, pourrait bien pour une fois récompenser un esprit simple et clair.
Nous avons vu au chapitre précédent que les dépenses de santé représentaient 18,8% du PIB américain, et ce, pour aboutir à une baisse de l'espérance de vie. Il me semble que la valeur réelle de ces dépenses de santé, étant donné leur résultat, est surestimée. N'existent vraiment, dans ces dépenses, que 40% de la valeur affichée. Je vais donc les diminuer en les multipliant par le coefficient 0,4.
Revenons alors au PIB américain de 76 000 dollars par tête en 2022. Je constate que, dans cette évaluation, 20% correspondent à des secteurs de l'économie que je qualifierai de physiques : industrie, construction, transports, mines, agriculture. Ces 20% de 76 000 donnent 15 200 dollars que je sécurise en les déclarant «vrais ». Restent 60 800 dollars par tête, la «production» de services (incluant la santé), dont je n'ai aucune raison de penser qu'ils sont plus vrais que la santé elle-même. Je leur applique donc à eux aussi le coefficient de diminution de 0,4. Mes 60 800 dollars deviennent 24 320 dollars. J'additionne les 15 200 dollars de productions physiques sécurisées à ces 24 320 dollars de services amaigris. J'obtiens un PIR par tête de 39 520 dollars. Ce résultat est fascinant parce qu'en 2020 le PIR par tête était légèrement inférieur au PIB par tête des pays d'Europe occidentale (pour mémoire, celui de l'Allemagne était de 48 000 dollars et celui de la France de 41 000). Comme c'est étrange : l'ordre des richesses par tête coïncide désormais avec celui des performances en matière de mortalité infantile, avec ici l'Allemagne en tête et les États-Unis bons derniers.
La dépendance aux marchandises importées
Nous avons noté, au début du chapitre 8 (La vrai nature de l’Amérique: oligarchie et nihilisme), l'illusion dont même les meilleurs géopoliticiens américains, qui perçoivent leur patrie comme une île, à l'abri de tous les malheurs du monde, sont les jouets. Ils oublient l'une des caractéristiques fondamentales des États-Unis : l'énorme déséquilibre de leur balance commerciale; ils consomment beaucoup plus qu'ils ne produisent.
Les échanges en biens réels d'un pays avec l'étranger offrent, après la production industrielle, globale ou de machines-outils, un indicateur supplémentaire, et excellent, de sa puissance réelle. L'Amérique vit sous perfusion d'importations qui ne sont pas couvertes par des exportations mais par l'émission de dollars. Elle finance son déficit commercial en émettant des bons du Trésor mais ne peut s'y autoriser que parce que le dollar est la monnaie de réserve du monde; il sert aux transactions internationales et aussi, beaucoup ......., aux gens les plus riches à thésauriser leur argent dans les paradis fiscaux. Sans en être certain, on peut néanmoins estimer que le tiers des dollars en circulation est utilisé à cet effet.
Tout comme il a été nécessaire de dégraisser le PIB de ses services inutiles ou fictifs pour évaluer la richesse réelle, si nous voulons évaluer correctement le déficit extérieur américain, nous devons ne prendre en considération que les biens et laisser de côté les services. Poursuivons donc notre travail critique. N'oublions jamais que tous ces indicateurs, scientifiques à l'origine, ont été métamorphosés par la globalisation en instruments de démonstration, de séduction, de dissimulation. Si l'on se contente de regarder ce que le déficit américain sur les échanges de biens (services exclus) représente en proportion du PIB (toujours lui, aussi fictif que d'habitude), on a l'impression d'un état stable: 4.5% de déficit en 2000, 4,6% en 2022. Mais ce taux est obtenu grâce à une augmentation du PIB proportionnelle à celle du déficit. Et ce PIB ne représente toujours rien. Renonçons toutefois à évaluer les PIR successifs des États-Unis car cela nous obligerait à effectuer un calcul moins rigoureux que le précédent. Il y a plus simple on peut examiner le volume du déficit commercial en lui-même. A l'état brut, il a augmenté de 173% entre 2000 et 2022. Déflaté par l'indice des prix, il a augmenté de 60%.
Le plus frappant est que l'accroissement du déficit commercial persiste malgré la réorientation protectionniste officielle de la politique économique amorcée sous Obama, renforcée par Trump et reprise par Biden. Ce mystère supplémentaire va nous aider à comprendre le caractère irrévocable du déclin américain. Ayant examiné ses causes profondes - chute du protestantisme, de l'éducation et de la morale civique, autant de phénomènes qui ne sont guère réversibles -, nous ne serons pas surpris de constater que le déclin économique lui-même ne semble pas l'être non plus.
Des méritocrates improductifs et prédateurs
Tous les indicateurs économiques utilisés jusqu’ici concernaient la production de biens ou de denrées. Si l'on veut évaluer en profondeur le potentiel d'une économie, on doit remonter, en amont, vers les producteurs, les hommes qui fabriquent les choses. Car une économie, c'est d'abord un ensemble d'hommes et de femmes qui ont été formés et ont acquis des compétences. Pour se retrouver incapable de produire les obus nécessaires à l'Ukraine, l'Amérique a dû d'abord se débarrasser des hommes qui les fabriquaient.
Un article de Foreign Affairs, «How America Broke its War Machine», nous apprend que l'industrie de défense, qui dans les années 1980 employait 3,2 millions de travailleurs, n'en emploie plus aujourd'hui, après restructurations et concentration des entreprises, que 1,1 million. Une division par trois. Les économistes américains, ces champions de l'inversion du réel, parleraient sans doute ici de consolidation. Mais cette réduction des effectifs, puisqu'il s'agit bien de cela, nous donne un indicateur concret du déclin non seulement matériel, mais humain qui a frappé l'industrie américaine.
Nous avons vu, au chapitre 1, comment les États-Unis plus de deux fois plus peuplés que la Russie, forme vraisemblablement 33% d'ingénieurs de moins qu'elle. Approfondissons. L'idéal méritocratique s'est retourné contre la démocratie américaine : en la viciant avec un idéal d'inégalité, elle l'a minée. Cette évidence, de nombreux auteurs l'ont relevée4. Ce qui leur a souvent échappé, c'est la façon dont le type d'études, et donc de formation professionnelle que choisissent les méritants sélectionnés par les tests, les SAT, avait changé. Dans l'esprit des pères fondateurs de la méritocratie, l'objectif principal était de faire face à la compétition soviétique. Les États-Unis devaient recruter les meilleurs élèves en science et en technologie afin de pourvoir une industrie capable de l'emporter sur celle des méritocrates communistes. Conant, le président de Harvard durant cette période, on l'a vu, était chimiste de formation et l'un des superviseurs du Manhattan Project. On a cependant assisté à un tarissement rapide du recrutement scientifique et technique. Aujourd'hui, parmi les étudiants américains, seulement 7,2% suivent des études d'engineering. On peut donc parler d'une fuite sociale interne des cerveaux vers le droit, la finance et les écoles de commerce, tous secteurs où les revenus peuvent être plus élevés que ceux de l'ingénierie ou de la recherche scientifique.
Les économistes ne se sont pas contentés de ne pas relever ce phénomène; pressés de démontrer que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles (et surtout dans le leur, l'Université et les think tanks patronaux le plus souvent), ils ont concocté une interprétation absurde de la rémunération plus élevée dont bénéficiaient les éduqués supérieurs en général (par rapport à ceux du secondaire, souvent trumpistes). Constatant que ceux qui faisaient le plus d'études avaient de meilleurs revenus, ces gros malins ont considéré que ces revenus mesuraient un apport effectif de l'éducation, une amélioration du capital humain. Il ne leur est pas venu à l'esprit que des études supérieures en droit, en finance ou de commerce, sans provoquer une quelconque amélioration des capacités productives ou même intellectuelles des individus concernés, leur déféraient toutefois, par suite de leur position sociale, une capacité supérieure de prédation de la richesse produite par le système. Résumons-nous : les revenus plus élevés des plus éduqués traduisent le fait que les avocats, les banquiers et tant d'autres planques du tertiaire sont, en meute, d'excellents prédateurs. Voici donc la perversion ultime à laquelle le développement de l'éducation a abouti : la multiplication de diplômés crée une multitude de parasites. Si le lecteur français veut se faire peur et se demander pourquoi son pays s'appauvrit, au lieu de beugler contre les fonctionnaires ou contre les immigrés, il n'a qu'à méditer sur le nombre des étudiants en écoles de commerce, gestion, comptabilité et ventes, dont le nombre est passé de 16 000 en 1980 à 239 000 2021-2022.
La dépendance aux travailleurs importés
Pour compenser leur carence en travailleurs scientifiques et techniques de tous niveaux, ce qu'on appelle là-bas STEM workers (pour « science, technology, engineering or mathematics »), les États-Unis en importent massivement. En 2000, les natifs de l'étranger constituaient 16,5% de l'ensemble de cette catégorie. En 2019, la proportion montait à 23,1%, soit 2,5 millions de travailleurs importés, parmi lesquels 28,9% (soit 722 500) étaient des Indiens. On comptait aussi 273 000 Chinois, 100 000 Vietnamiens et 119 000 Mexicains. Bien entendu, ces étrangers importés sont plus qualifiés que leurs équivalents américains. Parmi les STEM workers nés aux États-Unis, 67,3% avaient un BA (une licence) mais 86,5% chez les immigrés5.
Quelques autres chiffres : chez les software développers, on compte 39% d'étrangers; parmi les ingénieurs, selon le secteur, 15, 20 ou 25%; et 30% parmi les physiciens. En Californie, les étrangers représentent 39% des STEM workers.
En un sens, cette captation de talents venus d'ailleurs, c'est l'histoire même de l'Amérique. De 1840 à 1910, l'arrivée massive d'immigrés allemands et scandinaves, souvent instruits et porteurs du dynamisme propre à la famille souche, accompagna l'ascension industrielle tardive mais rapide du pays. Cet appel à l'étranger se faisait toutefois sur fond d'une dynamique éducative des WASP eux-mêmes. La population d'accueil produisait aussi des ouvriers qualifiés, des techniciens et des ingénieurs (peu de grands scientifiques cependant). Désormais ce flux vient compenser un effondrement éducatif, non seulement des WASP, mais de l'ensemble de la population blanche américaine.
La différence d'inclination, entre étrangers et Américains, pour les études scientifiques et techniques est sensible au sein des universités. Celles-ci accueillent, comme on sait, un grand nombre d'étudiants étrangers : ....... dans les années 2001-2020 deux traits (sont) significatifs : d'abord l'importance de la Chine (35,5% de doctorants) et de l'Inde (39%) parmi les pays qui fournissent des doctorants aux universités américaines, ensuite la proportion élevée de futurs ingénieurs chez ces étudiants étrangers. C'est une information capitale quant à l'intérêt qu'éprouvent les pays sources pour la technique et l'industrie. ......, je décerne le premier prix en sociologie des motivations aux doctorants iraniens pour le taux de 66% suivant des études d'ingénieur. On saisit dès lors pourquoi depuis le début de la guerre en Ukraine l'Iran exporte des drones militaires en Russie.
Dans ce livre géopolitique, je m'efforce d'approcher des fondements de la puissance. Le nombre des ingénieurs doit nous mener plus loin que la production d'armes et, à nouveau, des choses vers les hommes. Une armée moderne tient par ses capacités techniques et celles-ci ne se réduisent pas à son corps du génie. La majorité de ses officiers, surtout dans les armes techniques que sont l'aviation et la marine, sont en fait des ingénieurs. Que les États-Unis soient incapables d'en former en grand nombre sème le doute sur ce que serait le potentiel réel de l'armée américaine en cas de conflit majeur. Air Force et Navy en sont historiquement les branches les plus performantes, avec une mention toute particulière, depuis la guerre du Pacifique, pour l'aéro-navale. C'est donc en son cœur que la fuite des cerveaux vers les écoles de droit et de commerce menace la puissance militaire américaine. On ne gagne pas une guerre en envoyant à l'adversaire des injonctions de payer ou en bloquant ses comptes. Tiens, cette phrase me donne un sentiment de déjà-vu : gel des avoirs de la Banque de Russie et saisie des biens des oligarques russes (et de simples ressortissants russes, en violation du droit de propriété si vénéré en Occident), refus enfin d'assurer les navires qui transporteraient du pétrole russe. Du côté américain, c'est l'esprit des avocats qui mène la guerre. Et l'Ukraine manque d'obus.
La maladie incurable du dollar
Faire de la prospective, ce n'est pas simplement être capable de percevoir un déclin. Dans le cas des États-Unis, l'exercice serait presque trop facile; il s'agit de s'assurer si le processus est réversible ou non.
Pour ceux que l'hypothèse d'une religion zéro, qui exclut tout «réveil», ne convainc pas, je vais ajouter une séquence économique qui implique aussi que le déclin n'est pas réversible. Je l'ai amorcée plus haut en soulignant le fait que le déficit commercial continue d'augmenter en dépit de mesures néoprotectionnistes.
Une autre prise de conscience économique ne produit aucun effet aux États-Unis. Depuis la Grande Récession de 2007-2008, l'Amérique sait - toutes classes confondues - que la montée des inégalités engendre une instabilité croissante de l'économie et une baisse du niveau de vie. En 2011, le mouvement «Occupy Wall Street» a désigné l'adversaire, le capitalisme financier. En 2013, la publication aux États-Unis du livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, dont la thèse est que la montée des inégalités est inexorable si la politique ne s'en mêle pas (ou la guerre, d'origine politique), se révéla un succès phénoménal. Mais comme dans le cas du déficit commercial, on n'a observé aucune altération du cours des choses économiques. L'indice de Gini, qui varie entre o et 1, est d'autant plus élevé que l'inégalité est forte. Il continue d'augmenter aux États-Unis. En 1993, il était de 0.454; en 2006, à la veille de la Grande Récession, de 0,470; en 2021, une dizaine d'années environ après celle-ci, il atteignait 0,494. Tel un cavalier de l'Apocalypse, l'inégalité poursuit sa route.
Pourquoi le navire américain ne peut-il redresser la barre? Réduire les inégalités et le déficit commercial, réorienter les étudiants vers les filières d'ingénierie et de science? Laissant de côté le fondement religieux de cette impuissance (la moralité zéro), nous pouvons aussi identifier un verrou d'ordre économique, pur, qui empêche d'agir. L'Amérique, en effet, produit la monnaie du monde, le dollar, et la capacité qu'elle a de tirer de la richesse monétaire du néant la paralyse. Nous ne sommes certes pas ici très éloignés de la moralité zéro, mais on peut analyser ce mécanisme de manière purement technique sans invoquer Dieu ni la morale.
On connaît la Dutch disease, la « maladie hollandaise », appelée aussi «malédiction des ressources naturelles», qui s'attache souvent au pétrole ou au gaz. L'abondance d'une ressource naturelle dans un pays et son exportation y font augmenter la valeur de la monnaie, dont la force handicape alors le développement des autres secteurs de l'économie. Disons que l'Amérique souffre d'une super Dutch disease. La ressource naturelle qui entrave son économie, c'est le dollar. Produire la monnaie du monde, à un coût minimal ou nul, rend peu rentables, et par conséquent peu attirantes, toutes les activités autres que la création monétaire.
La monnaie créée ne sort pas d'une planche à billets actionnée par la Fed. Ainsi que l'a noté Ann Pettifor dès l'introduction d'un livre fort pertinent, 5% seulement de la production monétaire sont le fait de la Banque centrale6. Les 95% restants résultent des prêts que les banques consentent à des particuliers ou s'accordent entre elles. S'il y a une crise, toutefois, la Fed, pour sauver le système, émettra plus d'argent, comme elle l'a fait en 2008, garantissant que la création monétaire par les banques et les particuliers, de fait par l'État, est sans limite. Absence de limites aussi pour la dette publique américaine dont le plafond légal est, chaque fois que c'est nécessaire, relevé par le Congrès. A intervalles réguliers, en effet, l'Amérique nous joue une comédie budgétaire : les républicains menacent les démocrates de ne pas rehausser le plafond de la dette si ces derniers n'acceptent pas de réduire telle ou telle dépense sociale. Sujets de l'Empire, allez en paix, le plafond de la dette sera relevé, les dollars et les bons du Trésor continueront d'être émis et les privilégies de la planète continueront à les acheter. Ces dollars ont en effet la particularité d'exister pour le reste du monde (......)
Difficile d'amender un tel système : il est tellement plus facile de produire de la monnaie que des biens. Et le beau métier sera bien sûr celui qui rapproche son possesseur de la création monétaire, de la source de l'opulence : banquier, avocat fiscaliste, lobbyiste au service du banquier, etc. L'ingénieur est trop éloigné de cette source prodigue, l'industriel vit avec l'obligation de réaliser un taux de profit de, mettons, 15%, fixé par les gens qui fabriquent de l'argent... Une protection aux frontières contre l'industrie étrangère ne peut suffire si la vraie concurrence vient d'une planche à billets interne, collective et démoniaque. Le mécanisme se répercute, par anticipation, sur les jeunes qui choisissent formations et métiers. Si un banquier et un avocat gagnent tellement plus, pourquoi s'engager dans de difficiles études scientifiques ou techniques ? S'explique alors ce qu'on a constaté plus haut : la fuite des cerveaux vers les métiers improductifs. On préfère entreprendre des études de droit, de finances ou de commerce, parce que, par elles, on se rapprochera des fontaines sacrées d'où jaillit le dollar7.
Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.
Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
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[1] Par exemple, Samuel Charap et Miranda Priebe, Avoiding a Long War: U.S. Policy and the Trajectory of the Russia-Ukraine Conflict. Rand Corporation, janvier 2023.
Michael Brenes, Privatization and the Hollowing Out of the U.S. Defense Industry. Foreign Affairs, 3 juiller, 2023
[2] Mark V. Wetherington, American Agriculture. From Farm Families to Agribusiness, Lanham, Rowman and Littlefield, 2021, p. 149-171.
[3] Voir l'article de Will Snell, U.S. Agriculture Flirting with su Annual Trade Deficit First Time in 60 years?, datë du 29 nombre 2020 et publié sur le site du Martin-Gatton College of Agriculture, Food and Environment: https://agecon.ca.uky.edu/us-agriculture-flirting-an nual-trade-deficit-%E2%80%93-first-time-60-years
[4] Outre les ouvrages mentionnés au chapitre 8, on peut citer Michael J. Sandel, The Tyranny of Meris, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2020, et Will Bunch, After the Ivory Tower Falls. How College Broke the American Dream and Blew up our Politics and How to Fix It. New York, William Morrow, 2022
[5] American Immigration Council.
[6] Ann Pettifor. The Production of Money. How Break the power of Bankers, Londres, Verso, 2017, p. 3.
[7] Je dois cette idée d'une rétroaction des spécialisations économiques sur les formations universitaires à mon collègue Philippe Laforgue.
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