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Un autre regard sur la modernité occidentale (Partie V)

UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE V).

Emmanuel Todd : Qu'est-ce que l'Occident? (2/2).



Dans la suite du chapitre «Qu’est-ce que l’Occident?», dont l'extrait suit, Emmanuel Todd met en lumière le processus irréversible de décomposition sociale et politique en Occident ainsi que ses profonds ressorts sous-jacents. Bonne lecture !

Un processus non réversible

La nouvelle stratification éducative1 a bel et bien créé des éduqués supérieurs qui méprisent les éduqués de niveau primaire et secondaire, lesquels, en retour, se méfient d'eux. La dégénérescence des démocraties libérales ne se résume pas, toutefois, à une guerre du haut de la société contre le bas. En association étroite avec la hausse massive du niveau de vie, la stratification éducative a fait exploser croyances et forces collectives. Au-delà de l'opposition entre populisme et élitisme, on peut saisir un phénomène d'atomisation sociale, de pulvérisation des identités, qui touche tous les niveaux de la société.

L'auteur qui me parait avoir le mieux senti et décrit cette décomposition en politique est Peter Mair, dans Ruling the Void2. L'une de ses intuitions les plus intéressantes est que, dans une situation d'atomisation générale, de vide, l'État monte en puissance. C'est logique. Si la société se décompose en individus, l'appareil d'Etat prend une importance particulière.

La religion, ou plutôt sa désintégration, je l'ai dit plus haut, est au cœur de mon modèle. Le christianisme a été la matrice religieuse originelle de toutes nos croyances collectives ultérieures : partout en Europe, la nation ou la classe; en France spécifiquement, le radical-socialisme, le socialisme, le communisme, le gaullisme; en Grande-Bretagne, le travaillisme et le conservatisme; en Allemagne, la social-démocratie et le nazisme et, à l'évidence, la démocratie chrétienne. En Amérique, la religion protestante a structuré la vie sociale en interaction avec le sentiment racial. La décomposition par plaques de la religion chrétienne a fait apparaître, dans un premier temps, entre le XVIIIe et le XXe siècle, ces croyances collectives de substitution. J'ai tracé l'histoire de la déchristianisation, ou sécularisation, dans L'Invention de l'Europe en mesurant les effondrements de la pratique dominicale et du recrutement en prêtres : première chute d'une moitié du catholicisme, dans le Bassin parisien, sur la côte méditerranéenne de la France, au sud de l'Italie, au centre et au sud de l'Espagne et du Portugal, au milieu du XVIIIe siècle; deuxième chute, cette fois celle de l'ensemble du protestantisme, entre 1870 et 1930; troisième et ultime chute de ce qui restait du catholicisme à partir de 1960, simultanément en Allemagne du Sud et rhénane, en Belgique, au sud des Pays-Bas, sur la périphérie de la France, au nord de la péninsule Ibérique, en Italie du Nord, en Suisse, en Irlande. Cet affaissement de la pratique et de l'encadrement religieux a mené à un premier état, zombie, de la sécularisation, dans lequel l'essentiel des mœurs et des valeurs de la religion disparue subsistaient (notamment l'aptitude à l'action collective). Le concept de catholicisme zombie, élaboré pour comprendre le dynamisme relatif de certaines régions de France dans les turbulences de la globalisation, et que j'ai utilisé pour déchiffrer la carte des manifestations de soutien à Charlie en 2015, se révèle d'application tout à fait générale. L'état zombie d'une religion n'est cependant qu'une première phase de la sécularisation, qu'on ne peut décrire comme un état vraiment post-religieux. C'est alors qu'apparaissent les croyances de substitution, généralement des idéologies politiques fortes qui organisent et structurent les individus comme le faisait la religion. Bouleversées par la disparition de Dieu, les sociétés restent néanmoins cohérentes, et capables d'action. L'État-nation, souvent férocement nationaliste, est typiquement la manifestation d'un état zombie de la religion, avec cette réserve que le protestantisme avait réussi à engendrer des États-nations avant même sa propre disparition. Toujours, il a été une religion nationale et ses pasteurs au fond étaient des fonctionnaires.

L'état zombie n'est pas la fin du voyage. Les mœurs et les valeurs héritées du religieux s'étiolent ou explosent, et disparaissent enfin; et alors, mais alors seulement, appariait ce que nous sommes en train de vivre, le vide religieux absolu, avec des individus privés de toute croyance collective de substitution. Un état zéro de la religion. C'est à ce moment-là que l'État-nation se désintègre et que la globalisation triomphe, dans des sociétés atomisées où l'on ne peut même plus concevoir que l'Etat puisse agir efficacement. Je dis «l'individu privé de toute croyance collective» plutôt que «libéré» parce que, nous allons le voir, il se trouve diminué plutôt que grandi par le vide.

La durée du processus montre à quel point il implique en son sein une non-réversibilité de lui-même et de ses conséquences. La matrice religieuse originelle fut lentement construite entre la fin de l'Empire romain et le Moyen Age central, puis densifiée ultimement par la Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique. Si c'est l'arrivée à un état religieux zéro qui a fait disparaître le sentiment national, l'éthique du travail, la notion d'une moralité sociale contraignante, la capacité de sacrifice pour la collectivité, toutes ces choses dont l'absence fait la fragilité de l'Occident dans la guerre, il devient évident qu'elles ne réapparaîtront pas dans les cinq qui viennent, espace de temps que j'ai donné aux Russe pour mener à bien leur guerre.

Religion : états actif, zombie et zéro

Comment caractériser l'état zéro d'une religion? Les valeurs de cette religion, organisatrices de la vie sociale, de la morale, de l'action collective, on l'a dit, ne comptent plus. L'espace social et moral qu'elle  occupait autrefois nous garantit que l'état zéro affecte d'innombrables domaines : non seulement le travail et la nation, mais aussi les comportements familiaux et sexuels, l'art comme le rapport à l'argent. Il existe toutefois une méthode empirique assez simple pour distinguer les trois phases - active, zombie, et zéro - de la religion chrétienne, toutes branches confondues, et marquer les transitions de l'une à l'autre phase. Au stade actif, l'assistance au service dominical est forte. Au stade zombie, la pratique dominicale a disparu mais les trois rites de passage qui accompagnent la naissance, le mariage et la mort restent encadrés par 1'héritage chrétien. Une population chrétienne zombie ne va plus à la messe mais continue majoritairement de faire baptiser ses enfants, y compris dans la plupart des confessions protestantes où le baptême des nouveau-nés n'a pas la même centralité que dans le catholicisme. À l'autre extrémité de la vie, une société chrétienne zombie continuera de refuser l'incinération, qui fut longtemps rejetée par l'Église. Le stade chrétien zéro se caractérise donc par la disparition du baptême et un essor massif de l'incinération. Nous vivons tout cela.

Enfin, il y a le mariage. Le mariage civil de la période zombie garde, dans ses obligations et dans son rapport à la procréation, les traits essentiels du mariage chrétien. L'anthropologue a donc la chance de disposer, pour ainsi dire, d'une date officielle de disparition de la forme chrétienne du mariage: celle de l'instauration du « mariage pour tous ». Si le mariage entre personnes de même sexe est considéré comme équivalent au mariage entre des personnes de sexes différents, alors nous pouvons affirmer que la société concernée a atteint un état zéro de la religion.

Il ne s'agit surtout pas ici, bien entendu, de reprendre les polémiques qui ont entouré la légalisation du « mariage pour tous », mais  de l'envisager, froidement, comme un excellent marqueur anthropologique, qui permet de fixer la fin absolue du christianisme en tant que force sociale. Aux Pays-Bas, c'est : 2001.  En Belgique : 2003.  En Espagne et au Canada : 2005. En Suède et en Norvège : 2009. Au Danemark : 2012. En France : 2013. Au Royaume-Uni : 2014 (mais en Irlande du Nord : 2020 seulement). En Allemagne : 2017. En Finlande :·2017 aussi. Quant aux États-Unis, le Massachusetts l'a légalisé dès 2004, mais il a été généralisé à l'ensemble du pays en 2015.

On peut donc définir les années 2000 comme les années de la disparition effective du christianisme en Occident, d'une façon précise et absolue. On relève aussi une convergence dans le néant des catholiques et des protestants. L’Europe de l'Est n'est pas concernée et l'Italie, Vatican oblige, ne dispose toujours  que de l'union civile.

Fuite en avant nihiliste

L'une des grandes illusions des années 1960 - entre révolution sexuelle anglo-américaine et Mai 68 français - fut de croire que l'individu serait plus grand une fois affranchi du collectif (mea culpa, mea maxima culpa !). C'est tout le contraire. L'individu ne peut être grand que dans une communauté et par elle. Seul, il est voué par nature à rétrécir. Maintenant que nous sommes libérés en masse des croyances métaphysiques, fondatrices et dérivées, communistes, socialistes ou nationales, nous faisons l'expérience du vide, et nous rapetissons. Nous devenons une multitude de nains mimétiques qui n'osent plus penser par eux-mêmes - mais se révèlent quand même tout aussi capables d'intolérance que les croyants d'autrefois. Les croyances collectives en effet ne sont pas seulement des idées que partagent des individus et qui leur permettent d'agir ensemble. Elles les structurent. En leur inculquant des règles morales approuvées par d'autres, elles les transforment. Cette société à l'œuvre à l'intérieur même de l'individu, c'est ce qu'en psychanalyse on appelle le surmoi. De nos jours, ce concept a mauvaise presse : il évoque une instance de contrôle antipathique qui réprime, empêche « le  développement  personnel ». Mais, dans l'esprit de Freud et de bien d'autres, le surmoi est aussi un idéal du moi, qui permet à l'individu de s'élever au-dessus de ses désirs immédiats, pour être mieux et plus que lui-même. Avant l'idéal du moi, freudien, il y avait eu la « conscience », et elle impliquait l'existence des autres. Écouter sa conscience, faire son examen de conscience étaient des impératifs d'origine chrétienne. Dans l'état zombie de la religion, la société restait capable d'injecter un idéal du moi dans l'individu et le concept de conscience restait pleinement actif.

Je schématise bien sûr, j'exagère, en présentant des tendances lourdes comme totalement réalisées.

L'état religieux zéro traduit un vide et, tendanciellement, une déficience du surmoi. Il définit du rien, du néant, mais pour un être humain qui malgré tout ne cesse pas d'exister et continue d'éprouver l'angoisse de la finitude humaine. Ce rien, ce néant, va donc quand même produire quelque chose, une réaction, dans toutes les directions : certaines admirables, d'autres stupides, d'autres abjectes. Le nihilisme, qui idolâtre le rien, me semble la plus banale.

Il est omniprésent en Occident, en Europe comme outre-Atlantique.

C'est dans les systèmes anthropologiques de type nucléaire individualiste, français mais surtout anglo-américains, - où ne subsiste aucun encadrement familial résiduel -, qu'il se répand sous sa forme achevée. Des traces de famille souche zombie (en Allemagne, au Japon) ou communautaire zombie (en Russie) sont quand même « quelque chose » de plus que le vide nucléaire individualiste. Rien d'étonnant donc, comme nous n'allons pas tarder à le découvrir, si le monde anglo-américain, que caractérise un protestantisme zéro en milieu nucléaire absolu, est actuellement le théâtre des plus patentes manifestations de nihilisme.......

Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.

Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
 

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[1] En rappel Emmanuel Todd analyse ainsi cette nouvelle stratification éducative:  «Le développement de l'éducation supérieure a fini par donner à 30 ou 40% d'une génération le sentiment d'être vraiment  : une élite de masse, oxymore qui introduit à la bizarrerie de la situation.» Voir extraits 1/2.

[2] Peter Muir, Ruling the Void. The Hollowing of Western Deтостасу, Londres, Verso Books, 2013.

 

 

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