UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE IV).
Emmanuel Todd : Qu'est-ce que l'Occidents? (1/2).
«....(C’est) en Occident, davantage qu'en Russie, en Ukraine ou dans les anciennes démocraties populaires, que la crise est née. Rejeter l'idée que la Russie en est la première responsable est, je l'admets, difficile; l'hypothèse est contre-intuitive. N'a-t-elle pas attaqué l’Ukraine ? Ne bafoue-t-elle pas, chez elle, les principes de la démocratie libérale ? Reste que tous les indicateurs objectifs s'y sont améliorés, que c'est un pays qui a recouvré il y a peu son équilibre et s'évertue à le préserver. Je serais tenté de dire qu'aux yeux du géopoliticien la Russie n'est pas intéressante ; mais je suis conscient que c'est demander au lecteur de faire un effort d'imagination, de secouer son éventuelle soumission à l'évidence de la guerre.
L'Occident, lui, n'est pas stable ; il est même malade. Nous allons détailler dans ce chapitre et les suivants cette cruelle vérité. Mais il n'est pas seulement en crise, il occupe une position centrale. Son poids, démographique ou économique, sept à dix fois supérieur à celui de la Russie, son avance technologique, sa prédominance idéologique et financière héritée de l'histoire économique des années 1700-2000 nous amènent inévitablement à émettre l'hypothèse que sa crise est la crise du monde.
Commençons par définir l'Occident de manière sérieuse, c'est-à-dire en écartant les poncifs qui l'associent exclusivement à la démocratie libérale. Je vais continuer à parler d'économie, bien sûr, puisque la crise de l'Occident se manifeste dans la guerre par de graves déficiences industrielles, mais aussi de structures familiales, comme je l'ai fait pour la Russie et l'Ukraine. Surtout, je vais donner une importance cruciale à la religion. A l'origine et au cœur du développement occidental, on ne trouve pas le marché, l'industrie et la technique, mais, comme je l'ai annoncé dans l'introduction, une religion particulière, le protestantisme. Je me comporte ainsi en bon élève de Max Weber, qui plaça la religion de Luther et de Calvin a la source de ce qui apparaissait à son époque comme la supériorité de l'Occident. Mais plus d'un siècle après la publication de L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme en 1904 et 1905, nous pouvons dépasser Weber d'une manière inédite. Si, comme il l'affirme, le protestantisme a bien été la matrice du décollage de l'Occident, sa mort, aujourd'hui, est la cause de la désintégration de celui-ci, et plus prosaïquement de sa défaite. J'inclus la longue durée de l'histoire religieuse dans l'analyse géopolitique immédiate. L'exercice est difficile mais indispensable si l'on entend prévoir avec vraisemblance et efficacité. Pour prédire si un déclin, partiel ou total, est réversible, il faut savoir quelles ont été les causes de l'ascension. Et pas seulement dans le domaine économique. Pour expliquer l'évaporation de l'État-nation, nous devons identifier les forces qui permirent sa naissance.
Les deux Occidents
Comment définir l'Occident? Deux possibilités s'offrent á nous. D'abord celle d'une définition large en termes de décollage éducatif et de développement économique. Cet Occident-là comprendrait, si l'on s'en tient aux grands pays, aux côtés de l'Angleterre, des États-Unis et de la France, l'Italie, l'Allemagne et le Japon. C'est l'Occident actuel des politiques et des journalistes, celui d'une OTAN élargie au protectorat japonais. L'autre définition possible, plus étroite, prend pour critère d'inclusion une participation à la révolution libérale et démocratique. Nous obtenons alors un club plus select qui ne compte plus que l’Angleterre, les États-Unis et la France. La Glorious Revolution anglaise de 1688, la Déclaration d'indépendance américaine de 1776 et la Révolution française de 1789 sont les événements fondateurs de cet Occident libéral étroit. L'Occident au sens large n'est donc pas historiquement libéral puisqu'il a aussi engendré le fascisme italien, le nazisme allemand et le militarisme japonais.
On nous assure (avec raison) que ces trois pays ont changé. Mais le discours occidental actuel enferme la Russie, et elle seule, dans une éternité despotique oscillant entre l'autocratie tsariste et le totalitarisme stalinien. Poutine, quand il n'est pas assimilé au démon, est soit un nouveau Staline soit un nouveau tsar. Si l'on appliquait à l'Occident (au sens large) les mêmes critères anhistoriques qui dénient à la Russie le droit d'évoluer, on découvrirait qu'il est très éloigné de l'image qu'il se fait aujourd'hui de lui-même. Il serait toujours porteur, à un degré ou à un autre, d'une violence venue, non pas directement du fascisme, du nazisme ou du militarisme, mais d'un élément culturel mystérieux qui animerait, éternellement, les histoires italienne, allemande et japonaise. L'analyse des structures familiales permet certes d'identifier des éléments de continuité dans les histoires nationales, en particulier l'autoritarisme des familles souche ou communautaire. Mais il est clair que l'Italie actuelle n'est pas celle de Mussolini, ni l'Allemagne actuelle celle de Hitler. Et que la Russie actuelle est bien autre chose que la Russie communiste ou la Russie tsariste.
Je vais adopter, dans les pages qui suivent, la définition large de l'Occident, tout simplement parce qu'elle correspond au système de pouvoir américain, mais en gardant à l'esprit les existences simultanées d'un Occident libéral et d'un Occident autoritaire. Ce dernier aurait pu inclure la Russie si les avances qu'elle fit dans les années 1990-2006 avaient été acceptées.
Dans l'Occident ainsi défini s'est produit un développement économique plus précoce que dans les autres régions du monde. Deux révolutions culturelles expliquent ce décollage : la Renaissance italienne et le protestantisme allemand. Notre modernité est éclose en zone autoritaire. Max Weber établit un lien entre protestantisme et essor économique de l'Europe, même s'il s'est probablement égaré en cherchant dans de subtiles nuances théologiques les raisons du décollage. Le facteur fondamental est plus simple : le protestantisme alphabétise par principe les populations qu'il contrôle parce que tous les fidèles doivent accéder directement aux Écritures saintes. Or, une population alphabétisée est capable de développement technologique et économique. La religion protestante a modelé, par accident, une force de travail supérieurement efficace. En ce sens, l'Allemagne a été au cœur du développement occidental, même si la révolution industrielle a eu lieu en Grande-Bretagne, et même si le décollage final le plus spectaculaire a été celui des États-Unis. Si l'on ajoute la Scandinavie, protestante et tôt alphabétisée, nous obtenons la carte du monde le plus avancé à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce foyer protestant de l'Occident est, si je puis dire, à cheval sur ses composantes libérale et autoritaire puisque l'un de ses pôles est le monde anglo-saxon et l'autre l'Allemagne (aux deux tiers protestante). La France est le pays catholique qui, par effet de contiguïté, a réussi à se maintenir dans la sphère la plus développée de l'Occident, essentiellement protestante.
Sur le plan des conceptions sociales, toute la sphère protestante a partagé, à un degré ou un autre, l'idée, héritée de la doctrine de la prédestination, qu'il y a des élus et des damnés, et que les hommes, donc, ne sont pas égaux. Un inégalitarisme franc en Allemagne, atténué aux Pays-Bas en Angleterre et en Amérique, mais qui, dans tous les cas, s'est opposé à l'idée catholique (ou orthodoxe) d'une fondamentale égalité des hommes, lavés du péché originel par le baptême. Rien d'étonnant, en conséquence, à ce que les deux formes les plus puissantes ou les plus stables du racisme soient apparues en pays protestant. Le nazisme s'est implanté dans les régions luthériennes d'Allemagne : la carte du vote nazi en 1932, c'est celle du protestantisme. Quant à la fixation des Américains sur les Noirs, elle aussi a beaucoup à voir avec le protestantisme. Mentionnons, enfin, l'eugénisme et les stérilisations forcées, notamment dans l'Allemagne nazie, en Suède entre 1935 et 1976 et aux États-Unis entre 1907 et 1981, résultat logique d'un fond protestant qui ne reconnaît pas tous les droits fondamentaux à tous les hommes.
Le protestantisme se trouve donc doublement au cœur de l'histoire de l'Occident, pour le meilleur avec l’essor éducatif, puis économique, et pour le pire avec l'idée que les hommes sont inégaux. Il a aussi été le premier moteur du développement des États-nations. Les Français se trompent lorsqu'ils croient que leur révolution a inventé la nation. C'est le protestantisme qui, le premier, a donné aux peuples une telle représentation d'eux-mêmes, cette forme particulière de conscience collective. En effet, en exigeant que la Bible soit traduite en langue vernaculaire Luther et ses disciples ont fortement contribué à la formation de cultures nationales et d'États puissants, guerriers, conscients d'eux-mêmes : l'Angleterre de Cromwell, la Suède de Gustave-Adolphe ou la Prusse de Frédéric II. Avec le protestantisme, apparaissent des peuples qui, à force de trop lire la Bible, se croient élus de Dieu.
Le protestantisme originel était de tempérament autoritaire. Luther prônait une soumission absolue de l'individu à l'Etat, mais qu'ait triomphé en Allemagne une forme autoritaire du protestantisme s'explique surtout par une prédisposition anthropologique. La famille souche allemande n'avait rien à envier, en cette matière, à la famille communautaire russe. Un seul des fils était appelé à cohabiter avec le père (et non tous les fils comme en Russie), mécanisme qui produisait un ordre social plus stable. Aucune égalité des frères ne le rongeait, aucune association des frères contre le père ne le menaçait, aucune aspiration révolutionnaire radicale (contre le Tsar ou Dieu) ne pouvait l'abattre.
L’Angleterre protestante s'est, à l'opposé, distinguée par l'épanouissement de la liberté, celle du Parlement et celle de la presse. Que la démocratie libérale y soit née plutôt qu'ailleurs ne surprend guère l'anthropologue. Sa famille nucléaire absolue ne faisait jamais cohabiter plus qu'un couple et ses enfants, lesquels quittaient leurs parents dès l'adolescence, envoyés comme domestiques dans d'autres familles (quel que fût le niveau de richesse).
Un tel système prépare les individus à la liberté, il leur insuffle même un inconscient libéral. Les colons anglais l'exportèrent en Amérique. En France, tout au moins dans le Bassin parisien, la famille nucléaire était, elle, égalitaire, puisque frères et sœurs étaient égaux devant l'héritage, tandis que dans le monde anglo-saxon cette règle d'égalité entre les enfants n'existait pas. L'anthropologie des structures familiales permet de comprendre pourquoi et comment l'Angleterre, l'Amérique et la France concoururent à la gestation de la démocratie libérale. Le fond nucléaire pouvait y nourrir un libéralisme instinctif. Confrontée en 1789 à la survenue violente du fond égalitaire français, l'Angleterre fut, certes, tout d'abord horrifiée; mais, l'Hexagone une fois apaisée, elle en tira plutôt un stimulant pour aboutir à sa propre version du suffrage universel. Quant aux États-Unis, ils purent très tôt surmonter l'absence de principe égalitaire dans la vie familiale grâce à une fixation de l'idée d'infériorité sociale sur les Indiens et sur les Noirs. L'égalité des Blancs entre eux se révéla toutefois un principe moins solide, nous le verrons, que l'égalité des hommes en général.
La définition large de l'Occident, celle qui inclut l'Allemagne, rend l'idée d'une opposition radicale avec la Russie pour le moins curieuse. On a plutôt l'impression d'un cousinage, d'une complicité historique partielle, notamment dans l'enfantement du totalitarisme, la famille souche permettant le nazisme, la famille communautaire le communisme. Mais, même si l'on s'en tient à la seconde définition, plus restrictive, d'un Occident lieu de naissance de la démocratie libérale, nous sommes confrontés à une absurdité. L'Occident proclame aujourd'hui qu'il représente la démocratie libérale contre l'autocratie russe (par exemple). Or, dans son noyau dur anglo-americano-français, qui a effectivement inventé la démocratie libérale, celle-ci périclite.
Défendre une démocratie qui n'existe plus
Dans le discours unanimiste sur la guerre, tel qu'il s'affiche dans les grands journaux ou sur les plateaux de télévision, il va de soi que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France sont des démocraties libérales. C'est oublier que cette autoprésentation dans la guerre est en contradiction complète avec le discours que ces mêmes pays tiennent sur eux-mêmes depuis vingt ou trente ans en interne. Que les démocraties occidentales soient en crise, et même que nous vivions en post-démocratie, est devenu un lieu commun.
J'en avais parlé en 2008 dans mon ouvrage Après la démocratie et, déjà à l'époque, je n'avais pas l'impression d'être follement original. Depuis, le Brexit et Trump aidant, les ouvrages catastrophistes sur cette question se sont multipliés des deux côtés de l'Atlantique. Les États-Unis avaient tôt ouvert le bal, dès 1995 avec la parution de l'ouvrage posthume de Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie1. En 1996, Michael Lind publie The Next American Nation. The New Nationalism and the Fourth American Revolution, qui exprime aussi le désarroi américain. Le même Lind signe, en 2020, The New Class War. Saving Democracy from the Metropolitan Elite. L'évidence d'une nouvelle oligarchie sapant les fondements démocratiques du pays se trouve également dans The New Class Conflict de Joel Kotkin, sorti en 2014.
Côté britannique, Post-Democracy de Colin Crouch date de 2020, mais c'est la reprise et le développement d'un livre écrit à l'origine en 2003 (cinq ans donc avant mon propre Après la démocratie). Citons aussi From Anger to Apathy. The British Experience since 1975, ou The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future of Politics de David Goodhart (2017), et The New Snobbery. Taking on Modern Elitism and Empowering the Working Class de David Skelton (2021). Pour ce qui est de la France, retenons La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy (2014), La démocratie représentative est-elle en crise ?, de Luc Rouban (2018), et L’Archipel français, de Jérôme Fourquet (2019). Même l'Allemagne est concernée : Die Abstiegsgesellschaft. Über das Aufbegehren in der regressiven Moderna, d'Oliver Nachtwey, date de 2016 et a été traduit en 2018 en anglais sous le titre Germany's Hidden Crisis. Social Decline in the Heart of Europe.
Cette énumération, très loin d'être exhaustive … a seulement pour but de montrer que l'idée d'une démocratie occidentale en crise terminale n'a rien d'excentrique ou de marginal; elle est banale, admise, avec certes des nuances, par bon nombre d'intellectuels et de politiques. Essayons de dégager un idéal-type de cette dégénérescence démocratique. Pour ce faire, il convient de définir au préalable un idéal-type de la démocratie libérale, ou, plus modestement, de la décrire sommairement. Elle a pour cadre un État-nation dans lequel les citoyens se comprennent à peu près, le plus souvent mais pas toujours grâce à l'existence d'une langue commune. Y ont lieu des élections au suffrage universel. Le pluralisme partisan, les libertés d'expression et de la presse y sont assurés. Enfin, trait fondamental, on applique la règle de la majorité tout en assurant la protection des minorités.
Des lois explicites ne suffisent pas, toutefois, à faire d'un pays une démocratie libérale. Ces lois doivent être activées, incarnées, vécues par la grâce de mœurs démocratiques. Les représentants élus au suffrage universel doivent se considérer eux-mêmes, absolument, comme les représentants des personnes qui les ont élus. Quant à la concordance entre les lois et les mœurs, elle a été rendue possible au XXe siècle par l'alphabétisation généralisée.
Si je vois dans la capacité de lire et d'écrire le fondement de la démocratie, ce n'est pas simplement parce que l'alphabétisation permet de déchiffrer les journaux et de choisir son bulletin de vote, mais parce qu'elle nourrit un sentiment d'égalité pour ainsi dire métaphysique entre tous les citoyens. Lire et écrire, ce qui était l'exclusivité du prêtre, est désormais le propre de tous les hommes. Or, ce sentiment d'une égalité démocratique de base semble, en ce début de troisième millénaire, tari. Le développement de l'éducation supérieure a fini par donner à 30 ou 40% d'une génération le sentiment d'être vraiment : une élite de masse, oxymore qui introduit à la bizarrerie de la situation.
Avant la guerre d'Ukraine, donc, les observateurs percevaient les démocraties occidentales comme minées par un mal qui allait s'aggravant. Ce mal met face à face deux grandes catégories idéologiques et mentales, l'élitisme et le populisme : les élites dénoncent une dérive des peuples vers la droite xénophobe et les peuples soupçonnent les élites de sombrer dans un « globalisme » délirant. Si le peuple et l'élite ne sont plus d'accord pour fonctionner ensemble, la notion de démocratie représentative n'a plus de sens : on aboutit à une élite qui ne veut plus représenter le peuple et à un peuple qui n'est plus représenté. Journalistes et politiques sont d'ailleurs, selon les sondages d'opinion, les deux professions les moins respectées dans la majorité des « démocraties occidentales ». Le complotisme se répand, pathologie spécifique d'un système social structuré par le couple élitisme/populisme, par la méfiance sociale.
L'idéal démocratique, sans aller jusqu'au rêve d'une égalité économique parfaite de tous les citoyens, comportait la notion d'un rapprochement des conditions sociales. Dans la phase de démocratie maximale postérieure à la Deuxième Guerre mondiale, on même a pu imaginer, aux États-Unis puis ailleurs, que prolétariat et bourgeoisie allaient se fondre dans une vaste classe moyenne. Ces dernières décennies, cependant, nous avons assisté, au contraire, à une montée des inégalités, quoique d'ampleur variée selon les pays. Ce phénomène, associé au libre-échange, a bien pulvérisé les classes traditionnelles mais en dégradant les conditions matérielles et l'accès à l'emploi des ouvriers et des classes moyennes elles-mêmes. Encore une fois, ce que je décris est d'une confondante banalité un constat sur lequel tout le monde s'accorde. Le représentant du peuple, membre de l'élite de masse qui a fait des études supérieures, ne respecte plus le peuple du primaire et du secondaire et ne peut s'empêcher au fond, quelle que soit son étiquette partisane, de ressentir les valeurs des éduqués supérieurs comme les seules légitimes. Il est l'un d'entre eux, ces valeurs sont lui-même, et tout le reste est, à ses yeux, dénué de sens, vide; jamais il ne pourra représenter une alternative quelconque.
Les oligarchies libérales contre la démocratie autoritaire russe
Je vais requalifier les systèmes politiques décrits dans nos médias, nos universités et lors de nos compétitions électorales comme des démocraties libérales occidentales affrontant par Ukraine interposée l'autocratie russe. L'adjectif «libéral», ajouté à démocratie, exprime la protection des minorités qui modère la force du principe majoritaire. Dans le cas de la Russie, où l'on vote et où l'on soutient le gouvernement, avec des imperfections qui musellent les minorités, j'avais gardé l'idée de démocratie mais substitué autoritaire à libéral comme adjectif qualificatif. Dans le cas de l'Occident, le dysfonctionnement de la représentation majoritaire interdit que l'on conserve le terme de démocratie. Rien ne s'oppose, en revanche, à ce qu'on garde le terme libéral puisque la protection des minorités est devenue l'obsession de l'Occident. On pense le plus souvent aux opprimés, Noirs ou homosexuels, mais la minorité la mieux protégée en Occident est assurément celle des riches, qu'ils représentent 1% de la population, 0,1 % ou 0,01 %. En Russie, ni les homosexuels ni les oligarques ne sont protégés. Nos démocraties libérales deviennent donc des oligarchies libérales. Le sens idéologique de la guerre change. Annoncée par la pensée dominante comme la lutte des démocraties libérales de l'Occident contre l'autocratie russe, elle devient un affrontement entre les oligarchies libérales de l'Occident et la démocratie autoritaire russe.
L'objectif de cette requalification de l'Occident et de la Russie n'est pas de dénoncer le premier mais de comprendre mieux ses objectifs de guerre, ses forces et ses faiblesses.
Plusieurs points importants peuvent être déjà soulignés:
- Nous avons bien affaire à l'affrontement de deux systèmes opposés sur le plan idéologique, même si l'opposition n'est pas celle qui nous a été présentée. Il est sociologiquement normal, si l'on peut dire, que les partis qui représentent les milieux ouvriers ou les petits bourgeois dominés (en France le Rassemblement national et la France insoumise, en Allemagne l'AfD, aux États-Unis Donald Trump) soient soupçonnés de sympathie pour Poutine. Les élites dominantes ont peur que les strates inférieures de la société penchent vers la Russie, dont les valeurs démocratiques autoritaires ne sont pas sans rappeler un trait caractéristique des populismes occidentaux.
- On comprend mieux que les oligarchies libérales aient adopté les sanctions économiques comme moyen de guerre: ce sont les strates inférieures des sociétés occidentales qui souffrent le plus de l'inflation et de la baisse du niveau de vie.
- Le fonctionnement chaotique des oligarchies libérales produit des élites incompétentes sur le plan diplomatique, et donc des erreurs majeures dans la gestion du conflit avec la Russie et la Chine. Ce dysfonctionnement structurel mérite que l'on s'y attarde un peu.
Ce qu'il y a de tout à fait singulier dans les oligarchies occidentales, c'est que leurs institutions et leurs lois n'ont pas changé. Formellement, on a toujours affaire à des démocraties libérales, nanties du suffrage universel, de parlements et parfois de présidents élus et d'une presse libre. Les mœurs démocratiques, par contre, ont disparu. Les classes éduquées supérieures se pensent intrinsèquement supérieures et les élites, on l'a dit, se refusent à représenter le peuple, relégué dans des comportements qualifiés de populistes. Nous aurions bien tort de considérer qu'un tel système peut fonctionner harmonieusement, naturellement. Les peuples restent alphabétisés et la base du suffrage universel, à laquelle se superpose la stratification éducative nouvelle, est toujours vivante. Le dysfonctionnement oligarchique des démocraties libérales doit donc être ordonné et contrôlé. Qu'est-ce à dire? Tout simplement que, les élections subsistant, le peuple doit être tenu à l'écart de la gestion économique et de la répartition de la richesse, en un mot trompé. C'est du travail pour la classe politique, c'est même devenu le travail auquel elle se consacre en priorité. De là : l'hystérisation des problèmes raciaux ou ethniques et les bavardages sans effets sur des sujets pourtant sérieux : l'écologie, le statut des femmes ou le réchauffement climatique.
Tout cela a un rapport, négatif, avec la géopolitique, la diplomatie et la guerre.
Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.
Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
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[1]On peut en avoir un aperçu en lisant la Préface de Jean-Claude Michéa postée ICI
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