UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE VI).
Emmanuel Todd : La vraie nature de l'Amérique : oligarchie et nihilisme (1/2)
Dès l'introduction, j'ai salué les mérites de John Mearsheimer et son courage. Dans (ce chapitre), consacré aux classes dirigeantes américaines, je chanterai les louanges de son collègue et complice Stephen Walt, qui demande depuis longtemps que les États-Unis reviennent à une conception raisonnable du monde, un monde dans lequel ils n'aspireraient plus à une «hégémonie libérale» mais se contenteraient de préserver leur puissance en jouant des équilibres internationaux, pesant selon leur intérêt (balancing) en faveur de telle ou telle autre puissance. Les États-Unis sont la première puissance militaire mais ils n'ont nullement la capacité de tout dominer directement. Je respecte infiniment Walt et Mearsheimer, parce qu'ils sont tous deux capables de garder la tête froide dans un milieu d'idéologues néoconservateurs excités et sans compétence militaire. Leur vision de l'histoire me semble cependant mécanique car ils regardent les États-nations comme des éléments compacts et stables. Or pour appréhender la politique extérieure d'un pays, il faut analyser en profondeur ses évolutions internes. Ces deux géopoliticiens dits «réalistes» demeurent, pour une bonne part, aveugles à des évolutions parfois dramatiques, ils postulent, par exemple, comme je l'ai dit dans l'introduction, que les États-Unis sont toujours un État-nation. Rien n'est moins sûr. L’Amérique, de plus, serait stable et, mieux encore, à l'abri du reste du monde. La vision géopolitique traditionnelle suppose que les États-Unis constituent, entre l'Atlantique et le Pacifique, entre ces deux non-puissances que sont le Canada et le Mexique, une île à l'écart de tout danger, une nation qui ne risque rien et peut donc s'autoriser à commettre toutes les erreurs concevables sur le plan international. Jamais ils n'ont eu à se battre pour leur survie, comme la France, l'Allemagne, la Russie, le Japon, la Chine et même la Grande-Bretagne. Dans ce chapitre, (.....) je vais essayer de montrer qu'au contraire les États-Unis risquent beaucoup dans la conjoncture actuelle. Leur dépendance économique au reste du monde est devenue immense; leur société se décompose. Les deux phénomènes interagissent. Perdre le contrôle de leurs ressources extérieures provoquerait une chute du niveau de vie de la population, qui n'est déjà pas brillant. Mais c'est le propre d'un empire de ne plus pouvoir séparer ce qui, dans son évolution, est interne de ce qui est externe. Il faut, en conséquence, partir de la dynamique interne de la société, ou plutôt de sa régression, pour comprendre la politique extérieure américaine.
Je prie d'avance le lecteur d'excuser le caractère schématique des trois chapitres qui vont être consacrés aux États-Unis. Tout n'y sera pas démontré. La crise d'une société si complexe devrait faire l'objet d'un livre. Mais le temps presse : la guerre nous entraîne toujours plus loin. Mon dessein n'est pas d'atteindre un haut niveau de perfection académique mais de contribuer à la compréhension d'un désastre en cours.
En étudiant successivement la stabilité de la société russe, la désintégration de la société ukrainienne, la mauvaise conscience des anciennes démocraties populaires, la fin du rêve européen d'indépendance, l'affaissement du Royaume-Uni en tant que nation (nation mère plutôt que sœur des États-Unis), la dérive scandinave, nous nous sommes rapprochés progressivement du foyer de la crise mondiale, le trou noir américain. Car le vrai problème auquel le monde est aujourd'hui confronté, ce n'est pas la volonté de puissance russe, très limitée, c'est la décadence de son centre américain, elle sans limite1.
De cette décadence, je ne vais étudier que ce qui peut servir à déchiffrer l'action extérieure des États-Unis. Je vais le faire en des termes nets et négatifs. D'autres que moi, très nombreux, écrivent que l'Amérique est toujours l'Amérique, que sa démocratie fonctionne encore (même si le phénomène Trump et ses séquelles les font hésiter sur ce point2), et surtout que, dans son conflit avec la Russie, elle défend la liberté, la démocratie, la protection des minorités, la justice en somme. Et c'est très bien. Je pense et dis le contraire. Ensemble nous contribuons à perpétuer l'existence d'un Occident à peu près pluraliste, à défaut d'être égalitaire.
Le nihilisme, un concept nécessaire
J'ai beaucoup hésité à appliquer le concept de nihilisme aux États-Unis, davantage qu'à l'Ukraine ou à l'Europe. Ces dernières ont connu une histoire très sombre. Les États-Unis sont nés dans un climat d'optimisme; leur déclaration d'indépendance évoque «la poursuite du bonheur».
Ayant lu, il y a bien longtemps, La Révolution du nihilisme de Hermann Rauschning, j'ai complété cette lecture par celle de l'opuscule de Leo Strauss «Sur le nihilisme allemand», qui répond à Rauschning. J'admets que comparer l'Allemagne de Hitler et les États-Unis de Biden est outrancier, absurde, insupportable. L'antisémitisme, sans être inexistant outre-Atlantique, n'est pas au cœur des préoccupations américaines. L’Amérique a même accompli une émancipation des Juifs comme on en a vu peu dans l'Histoire. Si je me suis résigné à utiliser le concept de nihilisme, qui, de fait, établit un parallèle entre les trajectoires allemande et américaine, c'est pour aider l'esprit du lecteur, après le mien, à effectuer un basculement. Pour des raisons techniques aussi.
Il m'a semblé nécessaire de disposer d'un concept central qui symbolise la conversion de l'Amérique du bien au mal. Notre problème intellectuel, au fond, est que nous aimons l'Amérique. Les États-Unis ont été l'un des tombeurs du nazisme; ils nous ont montré la voie à suivre pour atteindre la prospérité et la décontraction. Pour accepter pleinement l'idée qu'aujourd'hui ils tracent celle qui mène à la pauvreté et à l'atomisation sociale, le concept de nihilisme est indispensable.
Quant aux raisons techniques, ce qui me contraint aussi à utiliser ce concept, c'est la constatation que les valeurs et le comportement de la société américaine sont aujourd'hui foncièrement négatifs. Comme naguère le nihilisme allemand, cette négativité est le produit d'une décomposition du protestantisme, mais celle-ci ne s'y produit pas au même stade. Le nazisme apparut dans sa première phase après qu'entre 1880 et 1930 le protestantisme eut cessé d'être une religion active. Le nazisme correspond à une éruption de désespoir durant sa phase zombie, à une époque où les valeurs protestantes, positives et négatives, subsistaient malgré le reflux de la pratique religieuse. La phase zombie du protestantisme américain a été, elle, massivement positive. Elle va, en gros, de la présidence de Roosevelt à celle d'Eisenhower, et elle a vu s'édifier un État social, des universités prodiguant un enseignement de masse et de qualité, et se répandre une culture optimiste qui a séduit le monde. Cette Amérique avait récupéré les valeurs positives du protestantisme (haut niveau éducatif, égalitarisme entre les Blancs) et tentait de se débarrasser de ses valeurs négatives (racisme, puritanisme). La crise actuelle correspond, en revanche, à l'atterrissage dans l'état zéro du protestantisme. Celui-ci permet de comprendre à la fois le phénomène Trump et la politique étrangère de Biden, le pourrissement interne comme la mégalomanie externe, les violences que le système américain exerce sur ses propres citoyens et sur ceux des autres pays.
La dynamique allemande des années 1930 et la dynamique américaine actuelle ont en commun d'avoir pour moteur le vide. Dans les deux cas, la vie politique fonctionne sans valeurs, elle n'est qu'un mouvement qui tend vers la violence. Rauschning ne définissait pas le nazisme autrement. D'abord membre du NSDAP, il l'avait quitté : ce conservateur, normal si l'on peut dire, ne pouvait tolérer la violence gratuite. Dans l'Amérique actuelle, j'observe, au plan de la pensée et des idées, un dangereux état de vide, avec comme obsessions résiduelles l'argent et le pouvoir. Ceux-ci ne sauraient être des buts en eux- mêmes, des valeurs. Ce vide induit une propension à l'auto destruction, au militarisme, à une négativité endémique, en somme, au nihilisme.
Un dernier élément, essentiel, m'a fait adopter ce concept : le refus de la réalité. Le nihilisme, en effet, ne traduit pas seulement un besoin de détruire soi et les autres. Plus en profondeur, quand il se transforme en une sorte de religion, il tend à nier la réalité. Je vais montrer comment dans le cas américain.
Dépenser plus pour mourir plus.
Voici tout de suite un exemple de nihilisme appliqué : l'évolution de la mortalité aux États-Unis. Dans Deaths of Despair, publié en 2020, Anne Case et Angus Deaton ont analysé sa hausse depuis l’an 2000, spécifiquement celle des Blancs de 45-54 ans par alcoolisme, suicide et addiction aux opioïdes, compensée un peu par une baisse qui s'est poursuivie chez les Noirs. Seule parmi les pays avancés, l'Amérique fait l'expérience d'une baisse globale de l'espérance de vie de 78,8 ans en 2014 à 77,3 ans en 2020. Un an plus tard, en 2021, les Américains vivaient en moyenne 76,3 ans, les Britanniques 80,7 ans, les Allemands 80,9 ans, les Français 82,3 ans, les Suédois 83,2 ans et les Japonais 84,5 ans. En 2020, la Russie, avec 71,3 ans seulement, portait toujours la marque, pour ainsi dire biologique, de son histoire torturée. Mais l'espérance de vie des Russes n'avait été que de 65,1 ans en 2002 et a donc augmenté de six ans sous Poutine.
(......) la chute récente de l'espérance de vie aux États-Unis avait été précédée par un ralentissement de sa croissance, à partir de 1980, durant les années néolibérales. Nous savons de plus qu'elle ne s'est pas rétablie rapidement après le Covid, contrairement à ce qui s'est passé ailleurs dans le monde développé. Le Covid semble en outre avoir amorcé une dégradation dans tous les groupes ethniques.
Le taux de mortalité infantile, annonciateur de l'avenir, indique un retard de l'Amérique plus accentué encore que celui des pays avancés qu'elle protège ou de ceux qu'elle combat. Vers 2020, il était selon I'UNICEF de 5,4 pour 1 000 naissances vivantes aux États-Unis, contre 4,4 en Russie, 3,6 au Royaume-Uni, 3,5 en France, 3,1 en Allemagne, 2,5 en Italie, 2,1 en Suède et 1,8 au Japon3.
La mise en regard de cette mortalité américaine avec le grand dessein historique exposé dans la déclaration d'indépendance de 1776 produit un effet saisissant. «Nous tenons pour des vérités allant de soi que tous les hommes sont créés égaux et qu'ils ont été dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et la poursuite du bonheur.» Mais le plus stupéfiant est que la hausse de la mortalité est allée de pair avec les dépenses de santé les plus élevées au monde. En 2020, celles-ci représentaient 18,8% du PIB américain, contre 12,2% en France, 12,8% en Allemagne, 11,3% en Suède, 11,9% au Royaume-Uni. Bien entendu, ces pourcentages présentent une estimation basse puisque, à cette même date, le PIB par tête était aux États-Unis de 76 000 dollars contre 48 000 en Allemagne, 46 000 au Royaume-Uni, 41 000 en France. Le lecteur peut s'amuser à multiplier le pourcentage du PIB consacré à la santé par le PIB par tête; il se fera ainsi une idée de l'énorme effort financier théoriquement consenti par les États-Unis pour soigner leurs habitants. Je dis théoriquement parce que, on va le voir, tout cela révèle surtout que la notion de PIB a un caractère largement fictif.
Il y a pire et c'est maintenant que la pertinence du concept de nihilisme va apparaître dans sa plénitude : Anne Case et Angus Deaton montrent que la hausse de la mortalité s'est produite tandis qu'une partie de ces dépenses de santé était consacrée à la destruction de la population. Je fais ici référence au scandale des opioïdes. De grandes entreprises pharmaceutiques, relayées par des médecins bien payés et peu scrupuleux, ont mis à la disposition de patients en souffrance morale, pour des raisons économiques et sociales, des antidouleurs dangereux, addictifs, menant très fréquemment à une mort directe, à l'alcoolisme ou au suicide. C'est ce phénomène qui explique l'augmentation de la mortalité chez les Blancs de 45-54 ans. Nous avons donc bien affaire aux agissements de certaines catégories supérieures ayant pour conséquence de dévaster une partie de la population. Cela frise l'ignominie, mais restons technique dans la formulation : nous sommes ici en pleine moralité zéro. En 2016, le Congrès, tenu par ces lobbies (qui font légalement et officiellement partie du système politique américain), a voté l' Ensuring Patient Access and Effective Drug Enforcement Act, qui interdit aux autorités sanitaires de suspendre l'usage des opioïdes. Les «représentants» des citoyens ont donc pondu une loi autorisant l'industrie pharmaceutique à continuer de les assassiner. Nihilisme alors? Oui, bien sûr.
Flash-back : la bonne Amérique
Pour comprendre la dynamique régressive à l'œuvre dans la société américaine, on doit se souvenir de ce que fut la bonne Amérique et rappeler la logique qui la sous-tendait. Je ne vais pas m'arrêter sur l'Amérique rooseveltienne du New Deal, explicitement de gauche, celle qui décida de surtaxer les riches et qui institua un contre-pouvoir syndical, deux éléments essentiels de l'équilibre social qui eurent pour effet d'intégrer la classe ouvrière dans les classes moyennes et de rendre possible la mobilisation démocratique pendant la Deuxième Guerre mondiale. Je vais dépeindre à grands traits l'Amérique d'Eisenhower, un président républicain, qui occupa la Maison-Blanche pendant deux mandats, de 1953 à 1961.
En 1945, l'industrie américaine représentait la moitié du secteur dans le monde. Le niveau éducatif du pays était le plus élevé de tous, y compris dans l'aire protestante. Dès l'entre-deux-guerres, le système secondaire des high schools avait été massivement développé. Dans l'après-guerre, ce fut le tour des universités, grâce notamment au Service-men's Readjustment Act de 1944, plus connu sous le nom de «GI Bill», qui, parmi d'autres aides à la reconversion civile, offrait aux anciens conscrits des facilités financières pour suivre des études supérieures. L’Amérique d'Eisenhower n'était plus dans sa masse qu'aux deux tiers protestante mais elle le restait entièrement dans ses valeurs fondamentales. Les catholiques eux-mêmes acceptèrent cette focalisation sur l'éducation, qui pour les Juifs était superflue.
Le regain religieux d'après-guerre semble avoir été particulièrement accusé en Amérique. Robert D. Putnam et David E. Campbell en situent la marée haute dans les années 19504. Ces deux auteurs frôlent la notion de religion zombie puisqu'ils définissent celle des Américains d'alors comme largement civique et prioritairement dressée contre le communisme athée. Apparaît alors le terme «judéo-christianisme» (qui ne veut strictement rien dire sur le plan religieux). C'est un regain du protestantisme zombie que vit, à ce moment-là, le pays, à cette nuance près qu'une pratique religieuse importante subsiste, qui consolide les communautés locales mais dont le sens métaphysique n'est pas clair.
L’Amérique d'Eisenhower baigne dans une culture authentiquement démocratique et se préoccupe du bien-être de tous les citoyens; ses valeurs internes coïncident avec celles de sa politique extérieure en lutte contre le communisme totalitaire. Deux ombres au tableau : l'Amérique latine demeure une dépendance à demi coloniale et, bien sûr, la ségrégation des Noirs perdure. Mais les premiers frémissements de la lutte pour les droits civiques entament, par la déségrégation, le principe restrictif de l'égalité entre Blancs seulement. La campagne de boycott lancée par Rosa Parks et Martin Luther King en 1955 amène en 1956 la Cour suprême à déclarer inconstitutionnelle la ségrégation pratiquée dans les bus. Ladite Cour suprême avait pourtant été conçue par les Pères fondateurs comme un instrument de modération de la démocratie, un pôle de pouvoir réservé à l'establishment.
L'élite du pouvoir vers 1955
Quelle sorte d'élite dirigeante avait donc l'Amérique d'Eisenhower? Bien que le pays soit déjà très divers sur le plan ethnoreligieux, puisqu'il compte de massives minorités catholique irlandaise, catholique italienne, juive d'Europe orientale et centrale et tant d'autres, sa classe dirigeante, elle, ne l'est en rien. Dans L’Élite du pouvoir, C. Wright Mills décrit en 1956 un groupe étroit et totalement WASP (White Anglo-Saxon Protestant)5. Et pas WASP de bas étage. On y trouve surreprésenté l'establishment épiscopalien, l'Église épiscopale étant l'équivalent américain de l'Église anglicane, dont le protestantisme tolère une bonne dose de hiérarchie et d'autorité sociale.
Cette élite épiscopalienne était formée dans des internats privés qui imitaient le système éducatif britannique. A leur sommet, il y avait Groton, l'école par laquelle était passé Franklin Delano Roosevelt avant de poursuivre ses études à Harvard. À l'instar de ce qui se passait alors en Angleterre, mais dans un style plus souple et moins spartiate, les écoles privées de l'establishment WASP n'étaient pas obsédées par la performance intellectuelle. Ce que l'on visait, c'était à forger le «caractère».
Il est rituel de se moquer des WASP. Et il est vrai que cette classe supérieure, comme n'importe quelle classe dirigeante, véhiculait toutes sortes de préjugés ridicules. N'en demeure pas moins qu'elle était porteuse d'une morale et d'une exigence. Entre 1941 et 1945, ses membres les plus jeunes ont été envoyés, comme le reste de la population mobilisable, faire la guerre en Europe ou dans le Pacifique; ils étaient, comme Roosevelt, issus de ce petit monde enchanté qui n'avait pas hésité à instaurer des taux d'imposition s'élevant jusqu'à 90% sur les tranches supérieures de revenu.
Disons au revoir à cette élite WASP en examinant le cas de John Rawls, l'un de ses représentants, instrumentalisé dés avant sa mort (en 2002), avec une certaine perversité, par ceux qui, à partir de 1980, s'appliquèrent à démanteler l'Amérique démocratique.
John Rawls est l'auteur d'une célèbre Théorie de la justice, publiée en 1971, au sortir de cet âge d'or. Lu correctement, ce livre fait désormais figure d'éloge funèbre, ainsi que je vais le montrer. Né en 1921, une génération et demie après Roosevelt, Rawls appartenait à une catégorie inférieure des WASP. Élève de la Kent School, un bon cran au-dessous de Groton, il étudia ensuite à Princeton plutôt qu'à Harvard. Il combattit dans le Pacifique et en revint hanté par d'intenses préoccupations morales; épiscopalien, il se convertit à l'athéisme après avoir observé sur place les ravages causés par le bombardement atomique d'Hiroshima. En résulta le pavé qu'est la Théorie de la justice, mise en forme théorique de la pratique des classes supérieures WASP pendant l'époque bénie. La justice, telle que Rawls la définit, consiste à tolérer les inégalités si elles contribuent ultimement au bien-être de la partie la plus pauvre de la population. L'ironie de l'affaire est que Rawls a formulé sa martingale sociale peu de temps avant que la montée des inégalités, loin de bénéficier aux pauvres, commençât à les décimer. Voyons cela plus en détail.
Le triomphe de l'injustice: 1980-2020
Quand, en effet, on regarde sur «Google Ngram» comment a évolué la popularité de John Rawls, on constate que, modeste dans la décennie postérieure à 1971, elle décolle peu après 1980 et s'emballe entre 1990 et 2006, c'est-à-dire au moment même où l'application de sa théorie ne pouvait montrer qu'une chose : la conversion de l'Amérique à l'injustice. Le titre du livre d'Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le Triomphe de l'injustice6, le résume nettement, et son contenu l'illustre magnifiquement. Au terme d'un élégant calcul, les deux auteurs en viennent à constater que les taux d'imposition aux États-Unis se sont si bien éloignés du régime fiscal introduit par le New Deal qu'on approche désormais d'une flat tax, impôt à taux unique, de 28% pour les riches comme pour les pauvres, avec, comble d'injustice, une chute du taux d'imposition sur les quatre cents contribuables les plus riches. Si l'on ajoute que la hausse de la mortalité américaine touche les gens qui n'ont pas dépassé le stade de ce qui équivaut au lycée, il devient évident que l'Amérique actuelle matérialise exactement l'inverse de la justice telle que la concevait Rawls. Que la Théorie de la justice ait été acclamée par les hommes politiques et les intellectuels des think tanks alors même que l'injustice triomphait est, du point de vue sociologique, particulièrement vicieux. S'agissait-il de narguer le bon peuple par une sorte de rituel économico-philosophico-satanique? Nihilisme, quand tu nous tiens... Le succès planétaire pardon, occidental de Rawls à partir des années 1980 a été planifie, et en particulier chez ces benêts de Français. Mon ami et éditeur Jean-Claude Guillebaud m'avait dit alors, et il me l'a confirmé depuis, que la Théorie de la justice avait été traduite aux Éditions du Seuil, en 1987, avec l'aide financière de la CIA. Je doute que les services russes aient, sous Poutine, réussi une opération de même niveau dans la vie intellectuelle française.
Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.
Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
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[1] J'ai été, sur cette question, impressionné et influencé par le livre de Ross Douthat. The Decades Society, How We Became Victims of Our Own Sneaew (New York, Avid Reader Press, zozo), qui aborde le problème d'une éventuelle décadence de la société américaine. Ross Douthat est l’éditorialiste conservateur intelligent du New York Times; il y garantit un pluralisme d'opinions sans équivalent au Monde, dans la presse française en général, ou même au Guardian. Comme il est aussi critique de cinéma, il étend son analyse au domaine culturel et donne un aperçu saisissant de la stagnation de la culture américaine. On lui doit un concept merveilleux, très utile pour la géopolitique, celui de décadence durable (sustainable decadence). Constatant que le monde entier est en décadence, Douthat conclut que les États-Unis décadents pourraient rester viables dans un monde décadent, je ne l'ai pas suivi mais je reste séduit.
[2]A ce propos, une interview récente d'Emmanuel Todd après la seconde victoire de Donald Trump : «Le job de Trump va être de gérer la défaite américaine face aux Russes», cingle Emmanuel Todd
[3] Données OCDE: https://data.oecd.org/healthstat/infant-mortality-rates.htm.
[4] Robert D. Putnam et David E. Campbell, American Grace. How Religion Divider and Uniter Us, New York, Simon and Schuster, 3010, p. 82-90.
[5] C. Wright Mills, The Posser Elita, Oxford University Press, 1956 et 2000, p. 60-68. La traduction française, parue chez Maspero, date de 1969.
[6] Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le Triomphe de l'injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Seuil, 202о.
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