UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE VII).
Emmanuel Todd : La vraie nature de l'Amérique : oligarchie et nihilisme (2/2)
Cette image illustrative de la dernière partie du chapitre de l'ouvrage d'Emmanuel Todd qui traitre du "vrai visage de l'Amérique" résume en une certaine manière son propos : le retour de Trump symbolise véritablement l'oligarchie au pouvoir dont Elon Musk (l'homme le plus riche du monde semble-t-il) et lui même, en sont les représentants typiques. L'horizon nihiliste que dessine la modernité occidentale pour l'humanité se précise avec les ambitions affichées par ces deux figures illustres de la soif insatiable d'argent et de pouvoir que décrypte Emmanuel Todd. Il nous permet de saisir les racines profondes de cette "folle" Amérique qui avait déjà acté l'effondrement de la démocratie libérale avec l'assaut sur le Capitole des partisans de Trump, et qui à présent, menace de représailles militaires et commerciales tout à la fois ses alliés, ses protectorats1 et ses ennemis sans oublier à l'occasion les autres!2. Suivons alors Emmanuel Todd.
Vers le protestantisme zéro aux États-Unis
Plusieurs facteurs ont longtemps dissimulé la disparition du protestantisme (et de la religion en général) aux États- Unis. D'abord, des taux de pratique plus élevés qu'en Europe, mais dont des études détaillées ont montré qu'ils avaient été surestimés, multipliés par deux même, parce que les sondés se vantaient; ensuite, le boom évangélique des années 1970, achevé dès le début des années 19903. L'ouvrage de Ross Douthat Bad Religion nous apprend que l'évangélisme est une hérésie, sans vrai rapport avec le protestantisme classique4. Calvinisme et luthéranisme étaient sévères; ils exigeaient de l'homme qu'il observe une morale, économique et sociale par exemple, et il avait enfanté le progrès. Le regain religieux des années 1970, s'il a permis à certains de ses inspirateurs de gagner beaucoup d'argent, a surtout charrié des éléments régressifs : une lecture littéraliste de la Bible, une mentalité généralement antiscientifique et, surtout, un narcissisme pathologique. Dieu n'est plus là pour exiger, mais pour cajoler le croyant et lui distribuer des bonus, psychologiques ou matériels.
Pour discerner à quel point l'évolution du protestantisme américain n'a pas été si différente de ce qui s'est passé en Europe occidentale, le plus sûr est de suivre l'évolution de la fécondité. On sait que dans une population alphabétisée, la baisse de la fécondité est le meilleur indicateur d'un déclin de la religiosité : les couples ne se sentent plus surveillés par l'autorité divine. Or, aux États-Unis, cette évolution a été tout à fait normale. En France, pays en tête dans le contrôle des naissances, l'indice conjoncturel de fécondité était de 2,1 enfants par femme dans les années 1930; il était, en 1940, de 2 aux États-Unis, et à peine plus bas au Royaume-Uni 1,8. Les couples américains remontèrent à un niveau effectivement assez élevé, 3,6 enfants par femme en 1960. Mais, dès 1980, au sortir du boom évangélique, l'Amérique était tombée à 1,8. Au même moment, l'Angleterre était à 1,7 et la France à 1,9. Rien ici ne dénote que la vraie religion survivait outre-Atlantique.
Autre indice de la déchristianisation ultime l'attitude vis-à-vis de l'homosexualité. En 1970, parmi les personnes qui allaient à l'église, 50 % déjà acceptaient l'homosexualité; en 2010, 70%. Chez celles qui la fréquentaient rarement, le taux d'acceptation montait à 83%. Prenons enfin l'indicateur phare de la religion zéro, le mariage pour tous, qui signale le dépassement des stades actif et zombie : en 2008, ne l'acceptaient que 22% des générations nées avant 1946, mais 50% de celles nées entre 1966 et 1990. Je ne cite pas ces chiffres dans une optique conservatrice, répressive ou nostalgique. L'acceptation de l'homosexualité et celle du mariage pour tous ne sont retenues ici que comme preuves d'un basculement culturel, irréversible, et comme indices d'un état zéro de la religion. Le christianisme, le judaïsme et l'islam réprouvent l'homosexualité, et pour aucune de ces religions le mariage entre personnes du même sexe n'a le moindre sens. La France, on l'a vu, a légalisé le mariage pour tous en 2013 et le Royaume-Uni en 2014. Aux États-Unis, ce fut en 2015 à l'échelon fédéral. On ne constate aucun décalage notable. 2015, donc, année de la religion zéro. 2016, élection de Donald Trump. 2022, l’Ukraine devient le sous-traitant de la guerre avec la Russie.
Cet état zéro est instable; il possède une dynamique propre qui mène au nihilisme, et même à sa forme la plus achevée : le déni de la réalité. Les États-Unis ont été (avec l'Angleterre) le premier moteur non seulement de la révolution libérale, mais aussi de la révolution sexuelle puis de la révolution du «genre», qui de la lutte pour l'égalité des sexes est passée à la question transgenre. Nous retrouverons ces thèmes idéologiques importants dans le conflit entre l'Occident et la Russie. Commençons par réfléchir au sens qu'ils ont au sein de la société américaine.
Je laisse de côté l'égalité des sexes, revendication légitime et qui ne pose pas de problème conceptuel ; j'y laisse aussi l'émancipation des homosexuels, belle et bonne sans contestation possible, même aux yeux des sceptiques réfractaires à l'idéologie «gay» qui ne voient pas l'intérêt de faire tourner la vie des sociétés autour des préférences sexuelles. La question transgenre est une autre affaire, dès qu'on affirme qu'un individu peut changer de genre, selon son goût, par simple déclaration à l'État civil, ou changer de sexe par le port de vêtements significatifs, l'ingestion d'hormones ou une opération chirurgicale. Mon intention ici n'est pas de refuser aux individus le droit de faire ce qu'ils veulent de leur corps et de leur vie, mais de saisir le sens sociologique et moral - c'est tout un - de la centralité qu'a acquise la question transgenre aux États-Unis et, plus généralement, dans l'ensemble du monde occidental. Les faits sont simples et je conclurai rapidement. La génétique nous dit que l'on ne peut pas transformer un homme (chromosomes XY) en femme (chromosomes XX), et réciproquement. Prétendre le faire, c'est affirmer le faux, un acte intellectuel typiquement nihiliste. Si ce besoin d'affirmer le faux, de lui rendre un culte et de l'imposer comme la vérité de la société prédomine dans une catégorie sociale (les classes moyennes plutôt supérieures) et ses médias (le New York Times, le Washington Post), nous avons affaire à une religion nihiliste. Pour moi, chercheur, je le redis, juger n'est pas mon affaire mais il m'appartient de donner des faits une interprétation sociologique correcte. Étant donné la large diffusion de la thématique transgenre en Occident, nous pouvons de nouveau considérer que l'une des dimensions de l'état zéro de la religion, en Occident, est le nihilisme.
Protestantisme zéro et chute de l'intelligence
Selon mon modèle d'évolution des sociétés, si 20 à 25% d'une génération ont fait des études supérieures, l'idée leur vient qu'ils détiennent une supériorité intrinsèque : au rêve d'égalité succède une légitimation de l'inégalité. Résumons ici, une fois de plus, ce processus tel qu'il s'est déroulé aux États-Unis, non seulement parce qu'ils ont été les premiers à faire l'expérience de cette mutation décisive, mais aussi parce qu'ils ont ensuite agi à l'échelle mondiale comme sous l'emprise d'une puissante et lancinante pulsion en faveur de l'inégalité. Le développement de l'éducation supérieure re-stratifie la population, il fait s'éteindre l'ethos égalitaire que l'alphabétisation de masse avait répandu, et, au-delà, tout sentiment d'appartenance à une collectivité. L'unité religieuse et idéologique vole en éclats. S'enclenche alors un processus d'atomisation sociale et d'amenuisement de l'individu, qui, cessant d'être encadré par des valeurs communes, se retrouve fragilisé.
Le seuil de 25% d'éduqués supérieurs a été atteint aux États-Unis dès 1965 (les Européens ont une génération de retard au minimum). Curieusement, il s'est accompagné presque immédiatement d'un déclin intellectuel à tous les niveaux.
La progression de l'éducation supérieure, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, exprimait un idéal méritocratique. Les meilleurs devaient aller plus loin ou plus haut, pour le bien de tous (Rawls). Aux États-Unis, la pratique méritocratique s'était techniquement appuyée sur les SAT, les Scholastic Aptitude Tests5. Ceux-ci comportent deux parties, l'une qui évalue les compétences dites verbales, l'autre les compétences en mathématiques. Concernant la partie verbale, une chute s'est produite entre 1965 et 1980, suivie d'une stabilisation jusqu'en 2005, date à laquelle la chute a repris6. Concernant les mathématiques, on constate la même chute entre 1965 et 1980, une récupération entre 1980 et 2005, puis une rechute après 2005. Le déclin a donc affecté les deux parties du test.
La baisse du niveau éducatif américain (qui trente ans plus tard aura sa contrepartie en France) est confirmée par une étude du National Center for Education Statistics, Scores decline again for 13-year-old students in reading and mathematics. Le commentaire précise que tous les groupes ethniques ont été touchés, et les bons comme les mauvais élève7.
Phénomène concomitant, l'intensité des études a, elle aussi, décliné. En 1961, on mesurait en moyenne quarante heures de travail effectif par semaine, mais en 2003 vingt-sept heures seulement, soit une baisse d'un tiers8.
Une étude très récente a fait apparaître qu'entre 2006 et 2018 le quotient intellectuel a également chuté dans l'ensemble de la population américaine, plus rapidement toutefois chez ceux qui n'avaient pas suivi d'études supérieures9. (J'ai mentionné ce phénomène au chapitre précédent concernant la Scandinavie, où il a été identifié plus tôt.)
Comment ne pas lier cet affaissement de l'efficacité éducative à la disparition du protestantisme, dont l'éducation était l'un des atouts? A nouveau, le caractère hérétique de l'évangélisme se fait jour puisque sa propagation a coïncidé chez les Blancs américains avec des niveaux d'études inférieurs à ceux des catholiques10.
C'est le grand paradoxe de cette séquence historique et sociologique : le progrès éducatif y a occasionné, à terme, une régression éducative, parce qu'il a provoqué la disparition des valeurs favorables à l'éducation.
Protestantisme zéro et libération des Noirs
Le protestantisme, je l'ai dit, ne croit pas en l'égalité des hommes. Même dans la version américaine édulcorée du calvinisme, il y a des élus et donc des damnés. La famille nucléaire absolue anglo-américaine prédispose aussi à cette conception du monde contrairement à la famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien, elle ne détermine aucune équivalence des enfants devant l'héritage. En décrivant l'Amérique heureuse et protestante zombie d'Eisenhower, j'ai noté que les Noirs n'étaient pas inclus dans la démocratie, même si l'on observait les prémices de la lutte pour leurs droits. Cette exclusion n'était pas un oubli, une imperfection : elle était inhérente au système sociopolitique ; elle le définissait - la démocratie libérale américaine - et lui permettait de fonctionner. Ce qui avait permis aux États-Unis de devenir une formidable démocratie en dépit de l'inégalitarisme métaphysique protestant et malgré l'indifférence à l'égalité de la famille nucléaire absolue, c'était d'avoir fixé l'inégalité sur des races inférieures, les Indiens puis les Noirs. Pour que l'égalité régnât parmi les Blancs, il avait fallu séparer, d'un côté les élus, les Blancs, et, de l'autre, les damnés, les Noirs (au départ, les Indiens). On peut considérer que le racisme anti-Noirs des immigrés irlandais, puis italiens, vite impeccable, et fort peu catholique, fut un bon indicateur d'assimilation par adoption d'une posture sociale d'origine protestante.
Aux États-Unis le problème noir comprend ainsi une dimension religieuse, centrale. Racisme et protestantisme ne sont pas des variables séparées. L'enfermement des Noirs, c'est la damnation protestante. On objectera que la plupart des Noirs américains sont, ou plutôt étaient eux-mêmes protestants. Mais le protestantisme des Noirs américains - émotionnel, associé à l'idée de survie dans l'adversité portée par le gospel a justement pour caractéristique de leur être propre. Les églises protestantes noires sont séparées. De fait, le protestantisme noir institutionnalisait lui aussi, à sa manière, la différence raciale.
Si le racisme et la ségrégation dérivaient largement en dernière instance, de valeurs religieuses, on se doute que l'une des conséquences de l'effondrement de la religion, active ou zombie - c'est-à-dire d'un système mental et social définissant les hommes comme inégaux et certains hommes comme inférieurs -, va être la libération des Noirs. Je ne parle pas ici des protestants bienveillants des classes supérieures ou moyennes qui ont lutté, au niveau conscient, dès le XIXè siècle au Nord, en Nouvelle Angleterre notamment, pour l'émancipation des Noirs; je parle de l'inconscient des masses, des attitudes mentales profondes.
On aurait la séquence suivante : la stratification éducative mène à l'implosion du protestantisme; celle-ci libère les Noirs du principe d'inégalité. Viennent alors la lutte pour les droits civiques, l'affirmative action, et enfin l'élection en 2008 de Barack Obama, premier président noir des États-Unis. Ne subsisterait en Amérique comme obstacle à l'universel que l'incertitude sur l'égalité des enfants, et donc des hommes, dans la famille nucléaire absolue.
La séquence a toutefois des conséquences troublantes. L'inégalité des Noirs permettait à l'égalité des Blancs de fonctionner et l'un des effets négatifs imprévus de la libération des Noirs aura été de désorganiser la démocratie américaine. Les Noirs n'incarnant plus le principe d'inégalité, l'égalité des Blancs s'est pulvérisée. Le sentiment démocratique est donc plus menacé encore en Amérique qu'ailleurs. Dans l'ensemble du monde avancé, l'éducation supérieure a miné le sentiment démocratique. Mais aux États-Unis la disparition soudaine de l'égalité des Blancs, fondée sur l'inégalité des Noirs, a aggravé le phénomène. Telle est la toile de fond anthropologique et religieuse de la puissante dérive inégalitaire de la société américaine dans les années 1965-2022, que l'on aurait tort de ne considérer que dans ses aspects économiques (la montée des inégalités de revenu) ou politique (l'effacement du rôle des citoyens non diplômés).
La libération des Noirs a induit une nouvelle contradiction. Elle a vraiment eu lieu; elle est profonde sur le plan des valeurs. Le racisme américain classique est bel et bien mort et j'aurais tendance à penser que même les électeurs du parti blanc républicain ne croient plus que les Noirs leurs sont inférieurs. Obama a bien été élu président ; l'actuel secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin, est noir. Pour autant, même émancipés, les Noirs, dans une large mesure, demeurent piégés. Leur émancipation est intervenue tandis que s'opérait la stratification éducative, que s'accroissait l'inégalité économique, et que le niveau scolaire et le niveau de vie fléchissaient. La mobilité sociale est plus faible aujourd'hui aux États-Unis qu'en Europe. L'émancipation des Noirs américains s'accomplit alors qu'ils sont, statistiquement, en bas de la pyramide sociale, ce qui leur rend très difficile d'échapper à leur condition objective. Toujours concentrés dans la strate inférieure, ils ont acquis la citoyenneté dans une société où s'est évanoui l'idéal de citoyens égaux. Ils deviennent des individus semblables aux autres au moment où, privé du soutien des croyances collectives et de l’idéal du moi qu'elles imposaient, l'individu rapetisse.
Falling from grace:
prisons, fusillades de masse et obésité
S'il y a encore des protestants authentiques aux États-Unis et s'ils observent leur pays, je pense qu'une expression leur vient immédiatement à l'esprit pour le décrire falling from grace, la Chute.
Aux inégalités de richesses s'ajoute le fait que leur accroissement a désagrégé les classes moyennes. Dans l'Amérique idéale des années 1950, celles-ci incluaient, je l'ai dit, la classe ouvrière, qui en formait même le gros. La liquidation de la classe ouvrière par la globalisation a donc causé le dépérissement des classes moyennes. Ne subsiste plus qu'une classe moyenne supérieure, 10% de la population peut-être, accrochée à l'oligarchie des 0,1% supérieurs, et qui s'efforce de ne pas dégringoler. C'est cette classe moyenne supérieure qui s'oppose à la résurgence d'une taxation progressive, davantage que la classe la plus élevée, dont le capital échappe largement à l'impôt11.
Les hausses de mortalité inégales selon le revenu, mises en évidence par Case et Deaton, s'additionnent à d'autres éléments qui dessinent un pays déchu. Cette société libérale, qui défend la démocratie contre l’«autocratie» russe, détient le plus fort taux d'incarcération au monde. En 2019, le nombre de prisonniers par million d'habitants y était de 531, contre 300 en Russie et j'imagine qu'en recrutant des mercenaires dans les prisons le groupe Wagner a dû faire baisser ce taux. Le Royaume-Uni était à 143, la France à 107, l'Allemagne à 67 et le Japon à 34.
Les États-Unis sont aussi le pays où les mass shootings, les fusillades de masse, se sont multipliées d'une manière inquiétante depuis 201012.
Enfin, c'est la patrie de l'obésité. Entre 1990-2000 et 2017-2020, le nombre des habitants en surpoids y est passé de 30,5% à 41,9%13 de la population. Définie par un indice de masse corporelle égal ou supérieur à 30 kg/ m2, l'obésité est de plus de 40% plus fréquente chez ceux qui n'ont eu qu'une éducation secondaire, mais notons cependant que les éduqués supérieurs américains obèses sont trois fois plus nombreux que leurs homologues français.
Cette affection ne pose pas simplement un problème médical. Bien entendu, elle provoque des décès : pendant l'épidémie de Covid elle a, en tant que facteur de risque, contribué à la médiocre performance de l'Amérique. Elle est, à vrai dire, un facteur de risque même sans Covid. Mais, au-delà de l'état du corps, elle nous dit des choses frappantes sur la structuration mentale des individus. Dans une société où, en dépit des inégalités, se nourrir ne pose aucune difficulté, l'obésité révèle un manque d'autodiscipline, d'autant plus net quand elle touche les riches qui ont les moyens de se procurer des aliments de qualité. On peut donc utiliser le taux d'obésité (ou son inverse plutôt) comme un indicateur (parmi d'autres) du contrôle que les individus parviennent à exercer sur eux- mêmes. Le taux américain trahit une déficience du surmoi à l'échelle de la société tout entière. Étant donné les chiffres précédemment cités, et en nous en tenant aux seuls éduqués supérieurs, nous pouvons nous amuser à calculer un coefficient d'amincissement du surmoi (et donc de l'idéal du moi) de trois chez les Américains par rapport aux Français.
La fin de la méritocratie: bienvenue à l'oligarchie
L'Amérique prospère et démocratique de l'après-guerre s'était convertie à l'idéal méritocratique. Dans le contexte général d'expansion de l'éducation supérieure, les barrières établies par les WASP pour freiner l'accès à l'université des autres groupes ethnoreligieux, les Juifs notamment, avaient été levées. La motivation des élites WASP était pour une part géopolitique. Il fallait affronter l'URSS dans tous les domaines, scientifique autant qu'idéologique. L'idéologie d'abord : sur le plan moral, l'émancipation des Noirs était nécessaire pour affronter l'universalisme communiste. La science ensuite : l'envoi du premier Spoutnik dans l'espace, en 1957, causa un choc aux États-Unis. La crainte se répandit que l'URSS eût acquis une supériorité technologique. Les dernières résistances au principe méritocratique tombèrent : on avait tout à coup besoin des Juifs. Ne leur devait-on pas la bombe atomique, ainsi que nous le rappelle le film Oppenheimer? Le numerus clausus institué dans les années 1920, qui en limitait le nombre dans les universités les plus prestigieuses, fut, en pratique, aboli; ils furent admis, et en grand nombre, à Harvard, Princeton et Yale, les trois plus prestigieux établissements de l'Ivy League.
James Bryant Conant, président de Harvard de 1933 à 1953, chimiste, l'un des superviseurs du Manhattan Project (qui réalisa la bombe atomique), se fit l'avocat d'une ouverture méritocratique. Il introduisit, pour entrer à Harvard, l'emploi des Scholastic Aptitude Tests, mais, pragmatique, tout en préservant en sous-main une voie d'accès direct pour les enfants des riches parents qui assuraient le financement de l'université14.
Mais voici qu'advient le stade ultime du pourrissement de la démocratie américaine, la fin du système méritocratique, le renfermement sur elles-mêmes des classes supérieures, le passage au stade oligarchique. Les privilégiés sont fatigués de jouer le jeu de la méritocratie, même s'ils en sortaient gagnants. Les plus riches, je viens de le dire, quel qu'ait été le niveau intellectuel de leur progéniture, avaient toujours été en mesure de lui acheter des places à Harvard, Yale ou Princeton. Par contre, les rejetons des catégories moyennes supérieures devaient, eux, subir, souvent avec succès, le rituel des SAT. La préparation à ces tests, très efficace, était devenue une si énorme et prospère industrie aux États-Unis qu'ils perdirent toute validité comme instrument de mesure de l'intelligence. Cette préparation supposait que parents et élèves ne rechignent pas à la peine et elle provoquait du coup, chez les uns et les autres, des accès d'anxiété. Aussi cette épreuve était-elle de moins en moins tolérée. On a assisté ces dernières années à un reflux, par plaques, des SAT. En désorganisant cette procédure d'admission, le Covid a fourni le prétexte pour la supprimer15.
La renonciation au principe méritocratique clôt la phase démocratique de l'histoire américaine. Le haut de la pyramide sociale est stratifié, inégalitaire, et nous ne pouvons certes pas mettre sur le même plan, d'une part les avocats, médecins et universitaires qui gagnent entre 400 000 et 500 000 dollars par an, revenus amputés par le coût de l'éducation de leurs enfants et des assurances médicales, et d'autre part les quatre cents plus riches Américains identifiés par le journal Forbes. Mais tout ce petit monde constitue le sommet d'une société oligarchique, dans laquelle les oligarques à proprement parler vivent entourés de leurs dépendants, des privilégiés eux aussi.
Ensemble, ils se moquent des difficultés qu'affrontent 90% de leurs concitoyens.
C'est cette oligarchie libérale, travaillée par le nihilisme, et non une démocratie libérale, qui mène la lutte de l'Occident contre la démocratie autoritaire russe. On a connu dans l'Histoire des oligarchies conquérantes - dans la Rome républicaine tardive ou à Carthage -, mais elles régnaient sur des sociétés raisonnablement efficaces. Le drame de l'oligarchie américaine est qu'elle règne sur une économie en décomposition, et largement fictive, comme nous allons le voir (prochainement).....
Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.
Extraits proposés par DIALLO Mamadou.
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[1] En ce qui concerne le Cessez-le-feu qui vient d'être signé avec le Hamas, on écoutera avec intérêt le professeur Elie Barnavi sur la "méthode Trump" à l'égard d'un des protectorats de l'Amérique, Israël ! :
Invité international - Accord de trêve Israël-Hamas: «Trump a fait tout ce que Biden et Blinken n'ont pas réussi à faire
[2] C'est cette dérive que dénonce le Père Elias Zahlawi dans cette courte vidéo https://youtu.be/5OnNX0GuMBc
[3] R. Putnam et D. Campbell, American Grace, op. cit., p. 105.
[4] Ross Douthat, Bad Religion, How We Became a Nation of Heretics, New York, Free Press, 2013.
[5] Nicholas Lemarin, The Big Test. The Secret History of the American Meritocracy, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999. En 1990, le SAT a été renommé Scholastic Assessment Test et, en 2005, SAT Reasoning Test.
[6] Voir Wikipédia pour les chiffres détaillés: https://en.wikipedia.org/wiki/SAT.
[7] Qu'on ne voie pas là, de ma part, un accés d'antiaméricanisme primaire. Dans Les Luttes de classes en France au XXIè siècle (Seuil, 2020), j'avais noté un phénomène similaire pour l'école primaire de la République.
[8] Philip S. Babcock et Mindy Marks, The Falling Time Cost of College: Evidence from Half a Century of Time Use Data, National Bureau of Economic Research, avril 2010.
[9] Elizabeth M. Dworak, William Revelle et David M. Condon, Looking for Flynn Effects in a Recent Online U.S. Adult Sample: Exami- ning Shifts within the SAPA Project, Intelligence, vol. 98, mai-juin 2023, 101734-
[10] Pew Research Center
[11] Je dois d'avoir pleinement perçu cette paralysie fiscale à une discussion avec Peter Thiel
[12] Voir le site The Violence Project: https://www.theviolenceproject.org.
[13] Centers for Disease Control, Adult Obesity Facts: https://www.cdc.gov/obesity/data/adult.html. gov/obesity/data/adult.html.
[14] Jerome Karabel, The Chosen. The Hidden History of Admission and Exclusion at Harvard, Yale and Princeton, Boston, Houghton Mifflin Com- pany, 2005.
[15] C'est sensible dans le livre de Daniel Markovits, The Meritocracy Trap (Penguin Books, 2019). Markovits est professeur à la faculté de droit de Yale, au cœur du système donc. On pourrait croire qu'il critique la méritocratie sur des bases simplement morales et justes, à la manière de Michael Young. Mais il ne remet aucunement en question le fait que les étudiants sélectionnés le méritent, ce dont on peut douter au regard des pratiques les plus récentes. Il suggéré seulement que ce système les aliène.
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