UN AUTRE REGARD SUR LA QUESTION DE LA TECHNIQUE (Partie IX).
Yuk Hui : La question de la technique en Chine. Essai de cosmotechnique
Présentation des Éditions Divergences. Avril 2021.
PREFACE DE JUNIUS FREY[1].
LE CONTEXTE
Posons, pour commencer, le décor. Le décor historique, sinon historial, la Chine, donc, s'est réveillée. Et comme prévu, le monde tremble. La cellule prospective de la Deutsche Bank, avisant ses traders de clients, anticipe pour les décennies à venir une guerre froide entre les États-Unis et la Chine au terme de laquelle vont émerger deux blocs à demi gelés séparés par un «Tech Wall» (The age of disorder, septembre 2020). Le monde se partagerait ainsi: d'un côté le cadre hérité de la globalisation, sous hégémonie américaine à tous points de vue, tant monétaire que militaire, technologique que culturel, de l'autre les nouvelles routes de la soie la «belt and road initiative» qui va de la mise au pas définitive du Xinjiang au rachat du Pirée ou de fleurons de la technologie allemande, de la diplomatie du masque en Algérie à l'établissement d'une base militaire chinoise à Djibouti, du soutien aux régimes menacés par la rue (Syrie, Thaïlande ou Birmanie) à une politique d'influence omnilatérale ne boudant ni l'Amérique du Sud ni l'Afrique ou le Moyen Orient. Entre les deux, des stratégies de containment et de provocation, de débauchage et de pressions de toutes natures, mille micro-batailles sans apparence et une fixation progressive des allégeances pays par pays, parti par parti, entreprise par entreprise. Deng Xiaoping recommandait de « cacher son éclat et attendre son heure ». L'heure est manifestement venue; elle est même largement dépassée. En témoigne suffisamment le degré d'explicitation intellectuelle de la proposition géopolitique chinoise. Jiang Shigong, interprète officiel de la «pensée Xi Jinping», commentateur et apôtre de l'œuvre de Carl Schmitt en Chine, théoricien de l'annexion de Hong Kong, ne se contente pas de poser «que l'ordre mondial a toujours fonctionné d'après une logique d'empire» malgré la parenthèse de l'ordre westphalien ou d'interpréter l'Histoire comme histoire de la lutte entre empires maritimes et empires continentaux. Il constate surtout que le modèle du présent « empire mondial 1.0 » - que la dénomination est cruelle ! - formé par la civilisation chrétienne occidentale et accompli par les États-Unis se trouve face à trois problèmes insolubles: «l'accroissement sans fin des inégalités dues à l'économie libérale; la faillite des États, le déclin politique et la gouvernance inefficace causée par le libéralisme politique; et la décadence et le nihilisme créés par le libéralisme culturel». Il conclut ainsi son Empire et ordre mondial (2020) : «Nous vivons un âge de chaos, de conflit, de changement massif où l'empire mondial 1.0 est sur le déclin et va vers l'effondrement, alors que nous ne parvenons pas encore à imaginer l'empire mondial 2.0 [...] La civilisation qui sera apte à procurer de véritables solutions aux trois grands problèmes auxquels fait face l'empire mondial 1.0 fournira aussi le programme de l'empire mondial 2.0. En tant que grande puissance qui doit regarder au-delà de ses propres frontières, la Chine doit réfléchir à son propre futur, car l'important de sa mission n'est pas seulement de faire revivre sa culture traditionnelle. La Chine doit aussi absorber patiemment les capacités et les réalisations de l'humanité tout entière, et en particulier celles employées par la civilisation occidentale pour construire l'empire mondial. C'est seulement sur cette base que nous pouvons envisager la reconstruction de la civilisation chinoise et la reconstruction de l'ordre mondial comme un tout se renforçant mutuellement ». Voilà qui a le mérite d'être dit sans trop de détours. Bien évidemment, quiconque s'est un peu renseigné auprès de camarades chinois sur la réalité de la Chine contemporaine sait que la mise en scène d'un État pyramidal parfaitement unifié autour d'un Parti étendant ses tentacules de la cellule de quartier jusqu'à son organe consultatif suprême, où un contrôle absolu des communications et un système technologique de surveillance généralisée alliés à une répression impitoyable auraient fini par abolir jusqu'à l'idée même de dissidence n'est qu'un article de propagande. Le succès de ce cliché tient seulement à ce qu'il met opportunément d'accord l'État chinois avec ses détracteurs libéraux, tous deux ayant intérêt à exagérer son degré de perfection - qui en vue de dissuader toute rébellion chez ses citoyens, qui en vue d'en susciter une défiance horrifiée. La réalité du pouvoir chinois est bien plus fragmentée, bien plus bricolée, bien plus défaillante que cela. Le rapport entre verticalité bureaucratique et horizontalité sociale, entre centralité et localité, bien plus opaque, informel, archaïque qu'affiché. La technologie dysfonctionne comme partout ailleurs, et les habitants du pays, même pris dans un processus de modernisation aussi grisant qu'absurde, aussi puissant qu'anomique, même engagés dans une mobilisation totale qui a les moyens de ses ambitions, ne sont pas plus dupes que le premier Européen venu des manœuvres du pouvoir, de la dévastation environnementale et de la rapacité capitaliste. Rien n'est plus précaire que le « mandat du Ciel ». Aussi, rien ne se défend plus férocement.
Mais ce qui nous importe à nous et qui constitue la nouveauté des quarante dernières années, c'est plutôt qu'au terme d'une confrontation dialectique de la pensée traditionnelle chinoise avec la pensée «occidentale» une génération de penseurs chinois a fini par nourrir un projet impérial pour le monde qui outrepasse largement le socialisme à caractéristique chinoise ou la fusion du marxisme avec la culture chinoise traditionnelle chers à Jiang Shigong. Tianxia - « Tout sous le même ciel » - est le nom de code commun pour ce projet. Le Tianxia est devenu une telle banalité que le Conseil d'Information d'État peut proclamer tranquillement, dans un récent document, « l'initiative chinoise de développement de la coopération internationale trouve son origine dans la philosophie chinoise de la Grande Harmonie de "Tout Sous le Ciel [...] avec comme valeur traditionnelle que tout ce qui est sous le ciel est une grande famille et partage le même destin"». En 2017, la dernière section du rapport du XIXe congrès du Parti communiste chinois commençait déjà par : « quand la Voie prévaut, le monde est partagé par tous » - un idéal ultime qui encourage l'entièreté du Parti et le peuple de toute la nation », selon le commentaire légèrement enthousiaste de Jiang Shigong. Le Tianxia a ainsi une version martiale, schmittienne, et une autre plus mielleuse, plus consensuelle, quasi-sociale-démocrate celle de Zhao Tingyang, par exemple. Et ces deux formulations s'opposent à peu près autant que les deux mâchoires d'une tenaille. Le mérite de Zhao Tingyang est, en l'assaisonnant suavement, de développer la proposition impériale jusqu'au bout. S'opposant à une histoire mondiale centrée sur celle du colonisateur européen, il avance le modèle du Tianxia élaboré par l'antique et mythique dynastie des Zhou comme idéal régulateur pour le monde contemporain. « Le concept de Tianxia a pour perspective l'avènement d'un système mondial dont le sujet politique serait le monde lui-même, un ordre de coexistence dont l'unité politique serait le monde dans sa totalité [...] Prendre le monde comme échelle de mesure pour l'interpréter comme un existant politique global, n'est autre que le principe selon lequel il n'y a rien au-delà de Tianxia » [...] Le système Tianxia n'est qu'inclusif et non exclusif. Il supprime l'idée même d'étranger et d'ennemi [...] Tout pays ou zone qui n'a pas encore adhéré à l'ordre de coexistence propre au système Tianxia sera invité à le faire [...] Tianxia, c'est un monde qui fusionne le monde naturel, psycho-social et politique. [...] Le système d'inféodation dans le Tianxia de la dynastie des Zhou a instauré un «réseau terrestre» qui reliait le territoire du monde en un système réticulé avec une structure hiérarchisée [...] Aussi, même si la hiérarchie contrevient aux valeurs d'égalité, elle reste tout de même nécessaire au bon fonctionnement des sociétés. Le système des valeurs a ses raisons, la réalité a les siennes. Concrètement, en tant que «réseau terrestre», le système Tianxia des Zhou possédait un royaume suzerain qui supervisait le monde [...] L’État suzerain assurait la responsabilité du maintien de l'ordre public de l'ensemble du système [...] La Chine est un pays qui possède en lui-même une structure de type Tianxia, soit l'idée du Tianxia réalisée dans un seul pays [...] La globalisation créée par le développement à l'extrême de la modernité a en effet aspiré tous les hommes dans un jeu omniprésent et inextricable [...] c'est un monde qui a échoué. La globalisation est apparemment le fossoyeur engendré par la modernité elle-même [...] c'est un désastre certes, mais c'est aussi une opportunité pour créer de nouvelles règles du jeu. [...] D'ailleurs, Dieu n'a pas dit que le Messie est la démocratie. [...] les histoires de prophètes appartiennent aux prophètes et les histoires de la démocratie à la démocratie [...] la vraie histoire du monde n'a pas encore commencé [...] Ce qui connaîtra une fin, c'est l'ère moderne, non pas l'histoire.»
La question n'est pas de savoir quand le sceptre du monde passera effectivement entre les mains de la Chine. Ce qui importe, c'est de bien voir que la gouvernementalité chinoise sert d'ores et déjà de modèle aux formes occidentales d'exercice de la puissance. Elle a déjà gagné. Seule notre ignorance de ce qu'elle est réellement nous le masque encore. À l'évidence, ce sont l'ensemble des gouvernements du monde qui lorgnent avec envie sur la liberté de manœuvre du régime chinois. Il n'y a pas jusqu'au Conseil de Défense avec lequel Emmanuel Macron se plaît tant à régner qui ne soit une pâle imitation du Comité de Défense Nationale de Xi Jinping. Qui singe-t-on lorsque l'on étend simultanément le fichage de la population, le contrôle des réseaux sociaux, les prérogatives de la police, et que l'on dissuade la couverture des manifestations, décrites de toute façon comme un ramassis d'irresponsables? Ou lorsque l'on se lance dans une croisade contre le «séparatisme» ? Cela ne rappelle rien à personne ces condamnations judiciaires pour corruption qui viennent sanctionner à intervalle régulier la perte de faveur de tel ou tel clan politique? La façon même qu'a le bureaucrate occidental de se doubler de plus en plus souvent, désormais, d'un capitaliste ne fait que mimer une tradition chinoise millénaire. Plus fondamentalement, ce qui traduit l'hégémonie symbolique de la Chine, c'est que se répande partout un exercice du pouvoir fondé, en tout domaine, sur l'édiction centrale, opaque et apparemment neutre de normes plutôt que sur l'explicitation de la Loi. Cet empire des normes et du normal s'exprime éthiquement par l'habitude désormais universelle qu'ont nos contemporains de s'entre-évaluer, de s'entre-noter, de s'entre-surveiller, habitude qui rend superflu l'introduction d'un système centralisé tel que le Sesame Social Crédit System. Sont donc évidemment chinois le Coronapass et les entraves mises au mouvement des mauvais citoyens, la mise au ban des individus à risque. Est suprêmement chinoise la substitution en cours, de l'individu biologique produisant et consommant au sujet de droit. Est chinois en diable le secret qui se répand toujours plus autour de l'exercice du pouvoir réel, que ce soit au sommet des entreprises ou des États, tandis que s'impose aux «gens» une transparence croissante et toujours plus «coproduite» - la prolifération simultanée des cités interdites et des mouchards. La structuration invisible du réel par les algorithmes jointe à la mise en visibilité de chaque geste de la vie quotidienne, procède de la plus antique théorie chinoise de l'empire, non moins que l'endo-flicage que cela engendre. Ce n'est pas seulement l'empressement à déployer la 5G qui provient de Chine, mais aussi le projet de «civilisation écologique» high-tech qui sert à le justifier, et l'enrôlement moralisant des citoyens dans cette fiction. L'épidémie qui s'est propagée au monde depuis le cœur industriel du pays a seulement révélé combien la gouvernementalité chinoise formait d'ores et déjà le paradigme universel. La mobilisation totale dans la guerre à l'ennemi invisible déclarée par Xi Jinping a trouvé ses pathétiques ventriloques dans la plupart des dirigeants mondiaux (.......... )A la fascination pour la politique chinoise a répondu, durant tout cet épisode, la consternation devant la politique américaine. On peut soutenir, avec les marxistes de Chuang, que «le Parti communiste chinois fonctionne comme une avant-garde pour la classe capitaliste globale» et que ses expérimentations sont importantes précisément parce qu'elles se situent en première ligne de l'expansion du capital aujourd'hui, à la fois dans ses dimensions industrielles et financières, et sont adaptées à la confrontation avec le limites mêmes de l'accumulation à ses plus larges échelles» (Social Contagion).
Pour nous, nous nous en tenons à ce que nous écrivions, il y a vingt ans, dans le chapitre d'Introduction à la guerre civile consacré à l'Empire. Nous appuyant sur les écrits d'un «légiste» du IIIè siècle avant notre ère, Han Fei-Tse, nous tenions que « la domination impériale, telle que nous commençons à la reconnaître, peut être qualifiée de néo-taoïste» (Tiqqun 2). On sait que la première dissertation conservée de Mao Tse Toung, à 19 ans, consistait en une apologie du cruel Shang Yang, le fondateur du «légisme» et qu'il ne s'est jamais départi de cet amour de jeunesse. Et en effet, il est difficile de ne pas voir dans la Révolution culturelle une application scrupuleuse de la fameuse maxime de Shang Yang: « Il faut toujours détruire ce que l'on a produit. [...] Gouverner, c'est détruire: détruire les parasites, détruire ses propres forces, détruire l’ennemi ». On sera plus surpris de voir Xi Jinping se référer si régulièrement et si explicitement, désormais, au légisme, comme dans le «Document» 9 de 2013 portant sur la situation dans la sphère idéologique et adressé par le Comité central aux cadres du Parti communiste chinois. Xi Jinping y détaille les «sept indiscutables», version modernisée du discours des «cinq vermines» de Han Fei-Tse. Il énumère les tares qui nuisent à l'État en empêchant l'unification de la pensée, ce dont il est exclu que l'on débatte, soit : « les valeurs universelles, la liberté de la presse, la société civile, les droits civiques, les erreurs historiques du PCC, le capitalisme de connivence au sein du pouvoir et l'indépendance judiciaire ». Il faut croire que, pour un esprit modérément lucide, il était déjà assez évident en 2001, lorsqu'est paru Tiqqun 2, que l'Empire n'était pas tant américain que chinois. C'est ce que le cours des choses, depuis lors, s'est appliqué à confirmer - comme à peu près chaque ligne de ce chapitre d'Introduction à la guerre civile d'ailleurs.
L'INTRIGUE
Yuk Hui est ingénieur et penseur. La chose est assez rare pour être soulignée. Ce n'est pas d'un ingénieur, en règle générale, que l'on attend qu'il questionne les catégories en vigueur, ou qu'il reste fidèle à son ingenium, à son génie propre. Yuk lit aussi couramment Schelling en allemand qu'il programme en C++. Il est aussi familier de Heidegger que du Yi King, de la philosophie grecque que du nouveau confucianisme ou de l'école de Kyoto. Ils sont peu nombreux, en ce monde, ceux qui pratiquent la métaphysique aristotélicienne avec autant d'aisance que l'ontologie Web. Dans une époque où les biens physiques circulent aussi librement que les métaphysiques restent clouées à leur sol natal, bonnes seulement à subir la corrosion du temps, Yuk abat avec La question de la technique en Chine un travail qui n'a pas d'équivalent. Un travail qui n'est pas seulement œuvre de traduction, à destination d'un public occidental, d'une pensée chinoise dépouillée de toute forme d'orientalisme, mais aussi bien œuvre de synthèse de l'histoire de la pensée chinoise et occidentale à destination du public chinois. Car c'est, en Chine, jusqu'à l'intelligibilité du passé qu'un siècle de bouleversements historiques et de confrontation avec l'Occident a compromis, en en faisant la matière de reconstructions successives, et successivement opportunes. « La Chine rêve de son passé, mais elle est devenue un pays sans mémoire. [...] Le passé semble à portée de main, mais ne répond plus », assène Jean-François Billeter dans Chine trois fois muette. Ce serait une erreur d'inscrire le travail de Yuk dans le mouvement comparatiste, pendulaire qui a amené bien des intellectuels chinois dans les dernières décennies à se mesurer à la tradition philosophique grecque et allemande notamment, pour en conclure mécaniquement à la supériorité de la tradition nationale. Yuk ne travaille pour aucun parti. S'il s'inscrit certes dans les échanges bien tempérés du champ universitaire, sa pensée suit la nécessité de son propre déploiement. Il travaille donc, considérablement et finement, pour nous. Il faut lire La question de la technique en Chine comme un immense cadeau, que lui seul pouvait confectionner. Au prix d'un très léger anachronisme, Yuk peut être vu comme l'avant-garde pensante de la génération planétaire dont le sol s'est dérobé sous les pieds avec l'annonce de l’«anthropocène» - pour dire cela vite, tant il est patent que le terme forgé par Crutzen en 2000 pour désigner «une époque géologique dominée par l'humanité» reste congénitalement frappée du prométhéisme dont il constate simultanément le désastre; mais comment cette modernité si obtuse pourrait-elle renoncer au plaisir de célébrer elle-même sa propre oraison funèbre, et à le faire dans son propre langage? La pensée de Yuk est par la fatalement planétaire : on ne se sort d'un si mauvais pas, d'une catastrophe aux racines si profondes et à l'extension si universelle, sans un effort de synthèse démesuré d'un point de vue tant historique que géographique. Non seulement, elle est modeste, mais elle, rend modeste. En quelques traits, elle dessine le théâtre complet des opérations métaphysiques contemporaines. Il faut voir avec quelle souveraine douceur il renvoie dos à dos le constructivisme flasque de Latour et l'impuissance bavarde de la déconstruction post-coloniale, la gigantomachie accélérationniste et le postmodernisme désespéré de Lyotard, les brillantes dissertations sans objet de Meillassoux et l’ontologisation de la technologie Chez Stiegler comme chez Sloterdijk. Car c'est bien là le problème des philosophes, ils ont besoin des princes, comme au reste les artistes.
La question de la technique en Chine est un livre écrit pour une génération d'ingénieurs rétifs au destin auquel ils sont promis et que le capital ne parvient plus à mettre au travail sans leur faire miroiter toutes sortes de leurres repeints en vert. Pour tous les diplômés qui désertent leur bullshit job en devenant boulanger, mécanicien, charpentier, éleveur ou maraîcher, et se sentent soudainement revivre. Pour ceux qui ne parviennent plus à s'amuser des jongleries aporétiques de la philosophie. Pour les nouveaux ascètes qui s'avisent que toutes les techniques spirituelles de l'univers ne parviendront jamais à bâtir le moindre monde habitable. Pour ceux qui se disent que l'on peut faire du vis-à-vis entre pensée chinoise traditionnelle et tradition européenne autre chose qu'un supplément d'âme pour cadres en trajectoire ascendante à la manière de François Jullien. L’arrogance maniaco-dépressive de l'homme occidental, plus que jamais défait dans son projet de maîtrise, plus que jamais égaré dans sa théodicée qui vire nettement au cauchemar, trouvera ici peut-être quelque apaisement. Il sera soulagé d'apprendre de Yuk qu'une civilisation de 5000 ans tient le cœur pour l'organe de la plus haute connaissance - la connaissance intuitive -, que la résonance entre l'être et le monde peut fonder l'expérience de la vérité voire de l'action héroïque, ou que la participation à plus grand que soi n'a à s'embarrasser ni de la béquille du social ni de celle du mysticisme. Depuis le temps que le sujet occidental cherche un remède à sa désorientation, Yuk arrive peut-être à point nommé. Ce n'est pas le moindre signe des temps que le dernier rejeton de la Théorie critique allemande - Hartmut Rosane - jure plus que par la résonance. Qu'au bout d'un siècle à manier la catégorie d'aliénation sans parvenir à en tirer une perspective positive moins sinistre que la «pleine possession de soi», la Théorie critique en vienne à piocher dans la tradition chinoise sa définition du bonheur, voire du communisme, voilà qui ne manque pas de sel. Cela fait songer à ces médecins français ataviquement mécanistes qui, en désespoir de cause, vous envoient consulter un acupuncteur même s'ils n'y croient pas, mais par simple pragmatisme, parce que ça marche - comme si leur épistémologie n'était pas là un peu prise en défaut, comme si leur science ne s'en trouvait pas fondamentalement mise en crise. À suivre le cours des découvertes en neurosciences - ah, dieu que le Moi, la conscience et l'intentionnalité se portent mal! - ou même simplement en biologie végétale, il va falloir déployer un déni toujours plus actif pour que la métaphysique occidentale ne finisse pas ruinée par les avancées de ses propres recherches. A coup sûr, cette civilisation aux pneus crevés va devoir multiplier les rustines orientales si elle veut continuer de tourner. C'est semble-t-il son ultime espoir. Au pillage des ressources matérielles succède donc le pillage des ressources spirituelles. Cela tombe bien : il ne manque pas d'anthropologues spécialistes en «ontologies alternatives», et qui cherchent du travail.
La «question de la technique» est assurément l'une des questions les plus mal posées du xxe siècle. Dans la technique, certains ont voulu voir le complément prothétique nécessaire à une espèce humaine inachevée, inadaptée, précaire - pécamineuse, pour le dire dans la langue augustinienne d'origine - ou l'expression de la surabondance vitale de cet «animal de projet qu'est l'homme» dans sa «lutte contre la Nature, qui est sans espoir, mais sera poursuivie sans fin» (Spengler, L'homme et la technique). D'autres ont préféré déchiffrer l'évolution technique comme une progressive spiritualisation de l'homme tendant à l'unification de l'espèce en un «cerveau global», voire à l'union avec Dieu, ou comme l'extériorisation progressive des facultés humaines poussée à un point tel qu'elle accouche du dernier homme, spectre abruti entretenu par un «corps de maîtres illusionnistes» (Leroi-Gourhan, La mémoire et les rythmes), errant à la surface d'une terre devenue inhospitalière. Ce qui frappe, c'est que la technique est toujours envisagée depuis une supposée «nature humaine». Même Heidegger part, dans ses considérations précoces sur la techné, de la définition grecque de l'homme comme "ce qu'il y a de plus inquiétant" (Introduction à la métaphysique). Or Marshall Sahlins nous en a suffisamment instruit : s'il y a une illusion occidentale, c'est bien la nature humaine. Par contre-coup, ceux-là même qui, tel Spengler, prétendent le contraire, tendent à penser la technique à partir de l'instrument, comme si celui-ci constituait une médiation opératoire éthiquement neutre entre le sujet humain et le monde. Car ce qui caractérise l'instrument, c'est la distance polie qu'il maintient au sujet qui le manie, sa façon de lui rester inessentiel, vestimentaire, de le laisser intact. Instrumentum, en latin, c'est l'ornement, le vêtement, l'ameublement, éventuellement l'armement. Or précisément, il n'y a pas d'instrument. Il n'y a pas de geste ni de relation ni d'usage qui laisse l'être humain inaltéré. Pour l'être sain, le rapport à soi, le rapport aux autres et le rapport au monde sont une seule et même chose. Ils forment une unité «transductive» comme dirait Simondon. C'est justement leur disjonction qui rend malade, qui altère. Dans l'activité technique, le résultat n'efface en rien le processus. Ce n'est pas le sujet qui dispose du moyen, mais le moyen qui dispose le sujet. La finalité poursuivie «grâce à l'instrument» est encore un moyen. Le but ne vient jamais à bout de l'immanence. La véritable efficacité de l'action réside à l'intérieur d'elle-même, dans ses effets incidents et non dans ses effets extérieurs. Tout est dans l'incident. Ou pour dire cela avec Simondon, «la normativité technique est intrinsèque et absolue.» (L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information) Une fois isolée la «médiation technique», on peut bien faire une histoire autonome et triomphale du progrès technique où tout est cumulatif, où il n'y a jamais de retour en arrière, voire même une science comme la «technologie» de Leroi-Gourhan, calquée sur le modèle de la biologie, où les éléments techniques se succèdent et s'organisent à la manière d'organismes vivants et où la création humaine, par sa continuité, calque la création universelle (Milieu et technique). On voit bien ici comme le «point Oméga» du Père Teilhard de Chardin n'est pas bien loin, vers quoi toute l'évolution cosmique est censée converger, en Christ. Ce genre de «visions» finissent assez inévitablement par décoller à la verticale vers Mars, la singularité et la quête d'immortalité. Elles ne surviennent pas par hasard dans des moments où les humains, confrontés à l'immensité de leurs ravages, commencent à se demander s'ils ne seraient pas juste des «animaux ratés». Les lendemains de la Seconde guerre mondiale ont eu leurs Teilhard, leurs Ducrocq et leurs cybernéticiens ; notre époque a ses Harari, ses Elon Musk, ses Peter Thiel et ses Bill Gates. Le dernier mot, en la matière, revient à Oppenheimer récitant juste après Hiroschima, les larmes à l'œil, ces vers de la Bhagavad Gita : «Je suis la mort qui s'avance. Je suis le destructeur des mondes».
Le grand mérite de la notion de cosmotechnique telle que l'élabore Yuk est de briser la conception instrumentale de la technique, de faire revenir celle-ci sur terre sans perdre l'horizon du monde. Non seulement chaque technique est située, survient dans et engendre un type de monde bien particulier, mais elle détermine aussi un régime de subjectivation qui lui est propre. Toute technique est aussi technique de soi - c'est typiquement cela qui a été perdu de vue dans le passage de l'alchimie à la chimie, par exemple. Toute technique est empreinte d'une modalité singulière de présence au monde et constitue une façon de la faire consister localement; elle est à la fois cosmomorphe et éthopoïétique. En d'autres termes: elle ne se comprend qu'en rapport avec une forme de vie. Mauss avait déjà tenté, avec ses Techniques du corps, de penser les techniques indépendamment du fétichisme de l'outil et de la machine en s'attachant aux effets du cinéma américain sur la démarche des femmes de son temps, ou aux façons de nager et de courir. Au fond, rien n'est plus proche d'une théorie des formes de vie que la théorie de la démarche de Balzac. Pour illustrer la chose, prenons le type-même de ce qui aura figuré le «progrès» au xxe siècle - l'irruption quasi-simultanée dans les années 1910-1920 de la salle de bain moderne, de la chambre à coucher standard, de l'architecture et de l'urbanisme métropolitains, de l'automobile de masse, du travail taylorisé, de la publicité et des problèmes d'optimisation sentimentale propres à la société correspondante. On peut dire que ce qui importe là, c'est la finalité visée, l'efficacité majorée : une meilleure hygiène, moins de déperdition de temps et d'énergie pour les ouvriers, un plus grand bonheur familial, plus de lumière et d'espace dans les nouveaux logements, une plus grande mobilité sur tous les plans, bref : le «progrès», la «maximisation des possibles», comme dirait le lugubre Ismaël Emelien. Ou bien on peut s'attacher à la dimension éthique de cette évolution technique massive, à la texture du «monde» qu'elle configure. Et ce sera le Babbitt de Sinclair Lewis pour la version américaine ou le Babitchev de louri Olecha dans L'envie pour la version soviétique. Dans les années 1920, on disait d'ailleurs «un babbitt» pour désigner ce nouveau type humain. Quiconque aura lu ces deux romans pleins de tendresse hésitera un peu à parler de «progrès». Pas plus qu'il n'y a «L'Homme», il n'y a «La Technique», comme s'entendent à le poser à l'unisson technophiles et technophobes. Si depuis un bon siècle la critique de la technique pérore dans le vide, c'est qu'elle s'échine à interpeller une «Humanité» qui n'existe pas.
Saisir la dimension éthique de chaque technique, c'est justement ce à quoi la tradition chinoise, notamment taoiste, peut nous aider, elle qui va déceler la nature intime des êtres au-delà du codage social, au-delà des attributs visibles, au-delà du monde de la convention et de celui de la rhétorique, au-delà de l'intentionnalité et de l'agir apparent, au-delà, même, du langage. «Cette façon de se heurter aux limites du langage est l'éthique», écrivait Wittgenstein à Schlick dans la lettre de décembre 1929 où il témoigne de sa sympathie pour Heidegger. Chaque technique est incorporation involontaire du monde; et l'incorporation parfaite, la parfaite maîtrise implique, c'est connu, la disparition de toute volonté. Cette entente éthique de la technique, qui s'exprime si bien dans les deux anecdotes du TchouangTse mobilisées par Yuk, celle du boucher et celle de l'ermite qui arrose son jardin, on la trouve aussi chez Adorno lorsqu'il écrit dans Minima Moralia : « On ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. Qu'est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu'il n'y ait plus de fenêtres à double battant à ouvrir, mais de grossiers panneaux vitrés qu'il suffit de faire glisser? Et en effet, plus le sujet humain se figure souverain, moins il perçoit à quel point il est affecté par les techniques auxquelles il recourt, et plus il devient le jouet de ses propres instruments ». La raison instrumentale est une ruse de la raison éthique. Pour prendre un exemple aussi banal qu'évident: chacun sait ce qu'être au volant d'une voiture peut faire de la personne la plus charmante - au sujet de la «possession automobile», il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur le rapport entre gouvernementalité néolibérale, conduite des conduites et propulsion motorisée; il n'est pas sûr que l'on aurait pu si facilement faire de chacun le pilote si docile et si malin de sa propre existence sans avoir fait de lui, préalablement, un conducteur.
Pour démêler cette question si embrouillée de «la technique» en Occident, il se peut qu'un couplage judicieux de la fameuse généalogie de la technique à partir du «déphasage de l'unité magique primitive» chez Simondon - si cher à Yuk - et la généalogie moins renommée de la religion chez Caillois telle qu'elle figure dans «Le grand Pontonnier», nous soit de quelque secours. Dans Du mode d'existence des objets techniques, Simondon décrit la façon dont l'apparition de l'objet technique, qui «se distingue de l'être naturel en ce sens qu'il ne fait pas partie du monde», vient briser l'unité magique primitive où «c'est à un univers éprouvé comme milieu que l'homme se trouve lié». Il explique la naissance de l'objet technique à partir de l'altération du sentiment cosmique de participation, et l'avènement de la religion par contre-coup comme réponse à cette altération - la religion ayant pour tâche de restaurer la plénitude de cette participation. Il décrit ainsi le déphasage du monde magique se dédoublant en technique d'un côté, en religion de l'autre. Caillois, lui, propose une généalogie de la religion à partir du fait que le maître de la religion romaine est dit «pontifex» - faiseur de ponts. Il raconte comment un soir, raccompagnant Mauss à son arrêt de bus après un cours, celui-ci tranche, au fil d'une discussion passionnée, le débat immémorial - aussi vieux que Lactance voire Cicéron - au sujet de l'étymologie de religion. Pour Mauss, c'est évident, les religiones étaient des «nœuds de paille qui servaient à fixer entre elles les poutres de ponts». L'idée, ici, est que la construction d'un pont - symbole même de l'objet technique - vient porter atteinte à l'ordo rerum, à la «disposition des éléments de l'univers (et aussi des institutions) telle que les Dieux l'ont conçue et établie». «Bâtir un pont est un subterfuge sacrilège qui, comme tel, compromet l'ordre du monde et qui ne saurait qu'attirer un terrible châtiment sur son auteur, sa famille, sa nation. Il faut en payer le prix», écrit Caillois. C'est ce que fait le pontifex, en sacrifiant aux Dieux, en disant les formules adéquates, en procédant aux rites voulus, en disposant ses religiones. Il rétablit l'équilibre menacé; il restaure l'ordo rerum transgressé. Il fait en quelque sorte office de paratonnerre contre le courroux des Dieux. Caillois décrit ainsi, sous un angle complémentaire, le déphasage compensatoire de la technique et de la religion théorisé par Simondon..
Mais ce qui importe, c'est que tous deux interprètent la naissance de la technique à partir de la participation cosmique de l'homme à l'univers - participation qui fait le fond de la cosmotechnique chinoise telle qu'exposée par Yuk Cette généalogie éclaire au passage la nature de la technologie contemporaine, qui s'éreinte lamentablement à multiplier les versions parodiques de toutes les opérations que l'on prête traditionnellement à la magie - la télépathie devient ainsi téléphonie; l'action à distance télé-commande; la provocation à l'apparition des esprits devient invasion d'images et d'écrans; les voyages extra-corporels des expéditions spatiales; et la recherche alchimique ou taoïste d'immortalité un projet de recherche du Singularity Institute de Google. Il n'y a pas jusqu'à l'intellect agent cher à Averroès qui n'ait trouvé dans le cloud sa matérialisation défectueuse. La prestidigitation technologique voudrait ainsi reconstituer l'unité magique primitive en la singeant grotesquement. Elle s'imagine opérer une synthèse dialectique entre technique et religion à même d'apaiser l'écartèlement dû à leur déphasage, mais ne produit en fait, en guise de plénitude retrouvée, qu'une technicité autiste, une sacralité au rabais et une infantilisation générale (.......) Tout est configuré pour que la nouveau citoyen impérial, télé-produisant, télé-consommant et télé-vivant derrière l'écran de son smartphone ou de son ordinateur, s'éprouve comme le centre souverain de son monde. Jamais il n'a été aussi libre de commander, de «naviguer», de s'informer, de s'exprimer, et jamais aussi il n'a été à ce point le pantin des algorithmes et des puissances organisées. Faut-il qu'il soit prisonnier pour qu'on le submerge de tant d'offres d'évasion! C'est un rapt du monde qui est à l'œuvre. Simondon confiait les retrouvailles heureuses entre l'univers technique et les humains à ce qu'il appelait lui aussi une «technologie», mais dans un sens tout différent. Voilà, négativement, ce que permet aussi de penser la notion de cosmotechnique.
Qui dit «cosmotechnique» dit donc pluralisation des mondes, dit centralité de l'élément éthique, dit attention au moindre geste, dit continuité fondamentale entre individu et univers, dit hétérogénéité des formes de vie, dit fin de la modernité comme unification-totalisation humaine sur l'axe du temps abstrait, dit deuil de la grande odyssée occidentale du progrès, dit démantèlement de la technologie comme constitution métastatique en système opératoire mondial des techniques les plus rentables, une fois celles-ci arrachées aux mondes dont elles proviennent. D'un point de vue cosmotechnique, il y a un petit problème avec l'Occident en général, et plus particulièrement avec la modernité telle qu'elle a étendu sa maladie aux dimensions de la planète. On peut suivre Alfred Sohn-Rethel et George Thompson lorsqu'ils attribuent la naissance en Grèce de la spéculation philosophique, d'une intellectualité séparée, et pourquoi pas de la géométrie formalisée, à l'autonomisation de la valeur engendrée par l'apparition de la monnaie dans le cadre d'une société aussi foncièrement marchande que l'était l'empire athénien antique. Ce ne sont pas les preuves qui manquent, dans le Moyen Age européen non plus, du lien entre développement des arts mécaniques et accumulation pré-capitaliste, qu'elle soit le fait d'un ordre bénédictin aspirant ainsi à «restaurer l'homme déchu» (Didascalicon, Hugues de Saint Victor) ou des villes de la bourgeoisie naissante. A contrario, «il n'y a pas de doute que l'échec de l'ascension de la classe des marchands vers le pouvoir, dans l'État, se trouve à la base même de la faillite de l'apparition d'une science moderne en Chine», constate Needham dans La science chinoise et l'Occident. Qui dit «cosmotechnique» dit donc fin de la subsomption marchande, fin du capitalisme en tant que système technologique et fin, aussi, de la fable de la modernité. Heidegger définit comme recouvrante la technique moderne, comme faisant écran à la venue à la présence anarchique des phénomènes, au jaillissement du multiple - «qu'on n'aille rien chercher derrière les phénomènes: ils sont eux-mêmes la doctrine», insistait Goethe. Mais c'est la modernité elle-même qui procède par recouvrement : comme l'a montré Jean-Baptiste Fressoz dans son Apocalypse joyeuse, il n'y a pas eu une phase d'innocence technologique de la modernité qui aurait pris fin avec la prise de conscience de ses «limites» - la dévastation qu'elle a projetée sur l'environnement comme dans les intériorités. Il n'y a pas eu de point à partir de quoi la modernité, devenue réflexive, se serait changée en post-modernité. Dans La fin du monde par la science, Eugène Huzar prévoyait déjà, en 1855, que l'activité industrielle pourrait bien altérer le climat terrestre; et Huzar était lu et débattu, largement. Chaque offensive de modernisation a rencontré des résistances et des critiques, et les a écrasées. Elle a ensuite soigneusement effacé les traces de ses forfaits, pour ne conserver dans sa chronique, au chapitre des aberrations touchantes, que ces «romantiques» qui s'en sont tenus aux protestations impuissantes. «L'histoire de la technique est l'histoire de ses coups de force, et des efforts ultérieurs pour les normaliser». (Jean-Baptiste Fressoz, Apocalypse joyeuse) Lors de sa déposition de 1912 devant le Congrès, Tavlor assume que l'introduction du management scientifique participe d'une guerre contre les ouvriers - une guerre menée «pour leur bien», évidemment. Detlef Hartmann, le seul théoricien opéraïste allemand conséquent, a amplement montré comment le progrès technologique doit se comprendre : comme offensive continuée, à feu roulant. La modernité est passée sur le corps et sur les âmes de tout ce qui se mettait sur son chemin. Elle s'est simplement contentée de produire les mécanismes de désinhibition rendant possible l'inconscience modernisatrice et continue encore aujourd'hui avec la promesse d'un capitalisme vert. Aussi n'y a-t-il pas «à dépasser la modernité» : le dépassement, en tant que négation méthodique du donné, constitue le geste même de la modernité; et «ce qui est donné, ce sont -pour ainsi dire - des formes de vie (Wittgenstein, Recherches philosophiques).
La modernité n'est ni une période ni même un projet d'arasement et d'écartèlement qui se réaliserait dans l'histoire tel un automate. La modernité est un champ de bataille fumant, jonché de cadavres et de mondes dépecés, défigurés, fauchés, saccagés, bulldozerisés et finalement muséifiés en Europe comme en Chine. Il ne faut pas être injustes envers les vaincus, envers nos morts, du moins si nous espérons un jour vaincre. Car c'est d'eux que provient notre force, ce sont eux qui nous rendent indestructibles. Nous ne sommes pas seuls face à la modernité. Nous sommes là, avec la cohorte des vaincus, avec toute l'armée de nos morts. Face à l'offensive en cours du capitalisme vert, jurant de prendre soin du corps des vivants comme de celui de la planète pour mieux achever son œuvre de saccage, nous pouvons nous appuyer sans crainte sur l'authentique désir d'apocalypse qui imprègne nos contemporains. Benjamin, à la fin de Sens unique (1928), dans un fragment intitulé «Vers le planétarium» fait cette remarque fort yukienne : «Rien ne distingue davantage l'homme antique de l'homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine. [...] C'est la marque de la menaçante confusion de la communauté moderne que de tenir cette expérience pour quelque chose d'insignifiant que l'on peut écarter, et que de l'abandonner à l'individu, qui en fait un délire mystique lors de belles nuits étoilées. Non, elle s'impose de nouveau à chaque époque, et les peuples et les races lui échappent bien peu, comme on l'a vu, de la manière la plus terrifiante, lors de la dernière guerre, qui fut une tentative pour célébrer de nouvelles noces, encore inouïes, avec les puissances cosmiques. [...] Mais comme la soif de profits de la classe dominante comptait expier sur elle son dessein, la technique a trahi l'humanité et a transformé la couche nuptiale en un bain de sang». Une chose est l'annonce par les savants de la proche extinction de l'humanité que chacun entend mais que nul n'écoute - comment voulez-vous croire à la fin du monde quand celui qui vous l'annonce, le scientifique, se caractérise précisément par ceci qu'il n'a pas de monde, mais seulement un laboratoire et des collègues, qu'il est «l'individu pur» de Simondon? Il faut être aussi absent à soi que Bruno Latour pour parvenir à s'écrier comme il le faisait en 1982 : «Donnez-moi un laboratoire, et je soulèverai le monde !» Une autre est le désir d'apocalypse diffus qui correspond, chez nos contemporains, à une épouvantable soif de retrouver un contact avec le cosmos, de se débarrasser de tout l'appareillage technologique qui les enserre, fût-ce au prix d'une catastrophe. Leur surdité à l'Évangile de l'anthropocène n'est pas qu'inertie éthique, abrutissement consumériste ou défaut d'instinct de survie; elle est aussi paganisme sans retour. Pensons aux braseros et aux étoiles au-dessus des ronds-points occupés en plein hiver par les gilets jaunes de 2018, au commissariat de Minneapolis en flammes après l'assassinat de George Floyd, au ciel sur les barricades embrasées de l'université polytechnique occupée de Hong Kong, il y a quelque chose de cosmique dans toute révolte populaire d'ampleur; il y a un monde qui s'achève et un autre qui renaît - il y a apocalypse et régénération.
LE DÉNOUEMENT
......Si nous analysons la situation historique qui nous est faite à présent, il ne fait pas de doute que nous voilà pris à nouveau dans une configuration qui n'est pas sans rappeler celle de 1945. Une nouvelle guerre froide pour l'hégémonie mondiale a d'ores et déjà commencé : l'empire anglo-américain auquel l'Allemagne reste inféodée est aux prises avec l'empire chinois, dont la gouvernementalité «autoritaire» a au fond déjà remporté la mise symbolique. Les pays latins, sinon l'Europe en entier, ont complètement décroché sur le terrain où se livre la bataille : la technologie et la puissance économique - sans parler, évidemment, de la puissance militaire. Ils ne sont plus bons qu'à exporter des signes de distinction à destination des classes privilégiées du reste du monde : que ce soit par la production de produits AOC, d'articles de luxe, de belles voitures ou d'un tourisme raffiné venant épuiser les derniers gisements locaux d’«authenticité ». C'est ce formidable déclassement historique qu'ont révélé le mimétisme et l'impuissance arrogante de l'Europe face à la crise du COVID. Notre destin est, un peu comme l'Italie à la Renaissance, non seulement d'assister en spectateur à l'Histoire en train de se faire, mais de devenir le théâtre impuissant de l'affrontement entre les rapacités étrangères. ..... Se retirant de la lutte historique, les cités italiennes avaient alors transposé la lutte sur le terrain de la beauté de la vie et des villes - c'est ce que Dionys Mascolo appelle le «socialisme esthétique», qui n'est pas par hasard un socialisme communal. La Renaissance, donc, comme produit de la désertion du vain affrontement entre les puissances historiques et comme revanche éclatante sur celles-ci.
Dit comme cela et transposé dans le contexte actuel, la proposition d'une nouvelle forme d' empire latin impulsé non depuis l'appareil d'État mais depuis les mondes subsistants et à naître - empire qui peut bien se jouer des frontières nationales au vu des quantités de tomates et de mozzarellas que l'on consomme d'ores et déjà à Berlin - pourrait ressembler à un programme de renoncement doublé d'un espoir de consolation revancharde. Il n'en est rien. Il y a une profondeur stratégique à ce possible dénouement historique, et qui fait de Yuk un précieux allié. Comme l'a amplement documenté Jean-Michel Valantin dans L'aigle, le dragon et la crise planétaire, l'anthropocène est un «champ de bataille sino-américain». L'Amazonie brûle déjà de l'appétit chinois pour le soja transgénique brésilien. La fonte de l'Arctique constitue une bénédiction commerciale et un enjeu géostratégique avant d'être la cause du ralentissement -un tout petit peu regrettable du Gulf Stream. La pression qu'exerce le chaos climatique mondial sur les productions agricoles est une variable dans l'affrontement que se livrent les états majors militaires. Mais contrairement à la prospective de cet auteur, qui veut croire que l'intelligence artificielle généralisée, la transition numérique, le smart farming et les drones agricoles pourraient donner naissance à une «civilisation écologique», voire qu'à la fin, plutôt que de se livrer à une rivalité suicidaire, la Chine et les États-Unis vont se réconcilier pour sauver la planète, il est patent que le projet américano-chinois d'accélération va dans le mur. Sa seule raison d'être tient à ce que l'accélération est l'unique manière que connaissent les sociétés modernes pour stabiliser leur course insensée. L'accélération, tout comme la course internationale à la puissance, est d'abord à vocation intérieure. C'est ce que le géopoliticien est dressé à ne pas comprendre. Personne ne croit aux finalités alléguées : il s'agit seulement, pour tout ce qui gouverne, de maintenir le statu quo par le seul moyen possible - la fuite en avant. Aucun projet de géo-ingénierie ne viendra ralentir l'accumulation de CO² dans l'atmosphère. Aucune multinationale ne parviendra à nettoyer les océans moribonds afin de ripoliner son image après le dernier cataclysme industriel qu'elle aura causé. Si quelque dirigeant mondial fait un jour mine d'écouter feu Bruno Latour, ce sera simplement pour gagner un peu de temps, et donc un peu d'argent. Bill Gates ne sauvera ni l'Afrique ni a fortiori la planète. Le pétrole ne cédera de la place aux «énergies vertes» que pour ajouter aux marées noires la coupe rase de tout ce que le monde compte encore de forêts - pardon de «biomasse». La poursuite de traces de vie extraterrestre ne s'arrêtera qu'avec les dernières traces de la vie terrestre elle-même, dont cette quête aura servi à détourner le regard de survivants gagnés par une incompréhensible inquiétude. L'agriculture de haute précision, ou de barbarie accomplie, ne renoncera à étendre son empire stérile pour rien au monde, et elle sera déclarée «biologique» de surcroît, tout comme on ne détruit à la pelle ce que le nord parisien contenait encore de banlieue à la Doisneau qu'au prétexte d'y construire des éco-quartiers et des buildings HQE - qui, d'ailleurs, resteront désespérément vides. Les éoliennes de deux cents mètres de haut ne font qu'étendre et décorer la monstruosité distribuée d'un réseau électrique qui ne renoncera ni au charbon ni au nucléaire. Chaque menée technologique pour remédier aux ravages du capitalisme ne fait qu'empiler de nouvelles contradictions indépassables aux anciennes. Il n'y a aucune âme raisonnable chez aucun prince de ce monde à qui adresser la supplique du ralentissement et de la résonance, ni aucune firme qui envisage de passer de la domination technologique aux cosmotechniques. Le ciel est d'ores et déjà si vide pour les métropolitains, qu'ils s'étonnent à peine d'y voir apparaître les éblouissants satellites d'Elon Musk. Pour prendre les choses sur leur versant «subjectif», on ne peut que se ranger à la prophétie de Lewis Mumford, vieille maintenant de soixante-dix ans : «Jamais auparavant l'homme n'a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n'a été davantage victime de sa propre incapacité à développer dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains; dans une certaine mesure, comme je l'ai déjà suggéré, il a perdu le secret de son humanisation. Le stade extrême du rationalisme post-historique, nous pouvons le prédire avec certitude, poussera plus loin un paradoxe déjà visible : non seulement la vie elle-mêmes échappe d'autant plus à la maîtrise de l'homme que les moyens de vivre deviennent automatiques, mais encore le produit ultime - l'homme lui-même - deviendra d'autant plus irrationnel que les méthodes de production se rationaliseront. En bref, le pouvoir et l'ordre, poussés à leur comble, se renversent en leur contraire : désorganisation, violence, aberration mentale, chaos subjectif».
On dit le pouvoir compact du Parti communiste chinois plus à même d'opérer le nécessaire virage vert par ses moyens implacables que les déliquescentes démocraties libérales occidentales. N'importe quel observateur sérieux et renseigné ne constate en Chine comme ailleurs que des effets d'annonce autour de mirages volontaristes en forme d'avortements. L'accélération en cours ne vise qu'à s'assurer une plus complète maîtrise, et un maillage plus moléculaire, de masses humaines toujours plus sujettes à la panique devant les effets du progrès; il s'agit juste de resserrer les mailles du filet visant à retenir les déserteurs. C'est une course de vitesse qui oppose l'avancée de la catastrophe et la progression du contrôle. Qu'importe le vainqueur : le train de la civilisation technologique continuera sa marche au gouffre à un rythme sans cesse plus terrifiant. Pas plus qu'il n'y a eu de dépassement du nihilisme à travers le nihilisme, il n'y aura de victoire de la Chine sur l'Occident au moyen de la technologie occidentale. Comme le note si bien Yuk, la Chine est elle-même dépassée par les moyens qu'elle a employés - elle a été à son tour le jouet de ses propres instruments, et d'une ontologie aussi étrangère qu'hostile. Les films chinois contemporains ne cessent de témoigner de cette hébétude, de cet égarement existentiel et de ce sentiment d'aliénation sans remède. Les Chinois aussi, quelles que soient les reviviscences opportunes du confucianisme, du moïsme, du taoïsme ou du légisme, ont perdu le fil de leur propre tradition, à force de l'avoir piétinée. La seule chose qui caractérise le Chinois contemporain entre tous les autres Modernes, c'est une ardeur plus innocente à la mobilisation générale, une fringale de consommation moins exténuée et un orgueil national un peu plus profondément blessé, et donc un peu plus excitable, que celui de l'Américain moyen. Qu'est-ce qui pouvait naître d'autre qu'un coronavirus à diffusion mondiale d'une conurbation à l'entrée de laquelle trônent des affiches du Parti proclamant «Chaque jour, un nouveau Wuhan!»?
Si la course économique et technologique actuelle va droit dans le mur, alors il faut admettre que faire un pas en arrière pourrait signifier prendre plusieurs coups d'avance. Déserter le jeu toujours - déjà condamné des puissances pourrait inaugurer une nouvelle partie. S'arracher à la lutte historique pourrait être la seule façon de l'emporter sur une confrontation en elle-même perdante. Laissons la «ChinAmérique» à son triste destin ; elle se retournera bien assez tôt pour s'aviser que nous l'avons devancée dans la seule direction praticable, et heureuse. Tout indique, au reste, que les réserves d'invention les plus considérables, dans presque tous les domaines, ne tiennent pas à une débauche plus grande de moyens investis dans le paradigme mécaniste à bout de souffle de la modernité, mais dans la disposition à s'y soustraire et à expérimenter des hypothèses cosmotechniques jusqu'ici tenues pour farfelues. C'est là que la proposition de Yuk prend tout son sens, et mérite d'être prise très au sérieux par le lecteur français. Il se peut que ce soit à nous autres, tard venus d'un continent sur lequel le soleil ne cesse de décliner, de recueillir ce que la tradition taoïste a composé de plus vivifiant, de plus spirituel, de plus paradoxal. Il se peut qu'il nous appartienne de nous attacher nouvellement à la terre et au ciel de manière à cultiver une efficacité qui ne réside plus centralement dans les effets extérieurs, dans ce qui est produit, mais dans ce qui se produit - dans la dimension éthique, donc, et non intentionnelle. Il se peut que s'annonce là une forme de guérison aussi générale que notre amputation fut civilisationnelle. Il se peut que ces jeunes agronomes qui reprennent des fermes communales en circuit court plutôt que de devenir consultants en tours aéroponiques soient comme les oiseaux dont la fuite précipitée annonce l'orage, ou le tsunami. Il se peut que le seul avenir des Ingénieurs réside dans le démantèlement du système industriel, tout comme le seul avenir de l'industrie nucléaire est le business du démantèlement des centrales - ou de la «gestion» des Fukushimas à venir. S'il y a une condition de résilience dans le chaos qui s'annonce, c'est bien de s'arracher aux grands réseaux techniques, que ce soit pour la fourniture d'électricité, les communications ou la nourriture - de cesser d'en dépendre. Quand bien même un continent entier s'engagerait dans la voie cosmotechnique, l'échelon communal resterait son chemin privilégié. La désindustrialisation de l'Europe n'est tenue pour une malédiction qu'en vertu du refus d'y voir la seule voie d'un avenir sensé. Ceux qui s'effraient, comme Frédéric Lordon, qu'en cas de sécession généralisée, ils devraient renoncer non seulement à leur ordinateur produit à Shenzhen mais en outre à leurs stylos en plastique venus d'Inde, manquent seulement d'aptitude à une pensée processuelle, et non programmatique. L'unification technologique du monde, qui sous-tend l'Empire et son homogénéité éthique, a atteint son point culminant; d'où le vertige de celui qui envisage la possibilité d'un retour sur terre.
Simondon notait en son temps que «l'homme moderne dégrade en même temps, de la même façon, et pour la même raison, la technicité et la sacralité»; il appelait à sauver l'objet technique de « son statut actuel qui est misérable et injuste », à le sauver, notamment, de son adultération commerciale. Pour lui, il y a une pluralité des technicités comme il y a une pluralité des sacralités. Sa pensée est folle, géniale, contradictoire, exploratoire. Par son extrême sensibilité, son appréhension relationnelle, organique, dynamique des phénomènes, elle épouse celle de Yuk. Elle appelle à un décrochage, à détourner le regard des buts agités dans le lointain vers l'immanence de chaque réalité technique. A extirper de leur invisibilité toutes ces infrastructures qui déterminent notre façon de vivre et aiment tant à se fondre dans le décor. Où que nous soyons, où que nous portions les yeux sur le monde qui nous entoure, nous nous trouvons confrontés aux aberrations qu'impose la logique économique - totalisation, contrôle, mesure, innovation, profit. C'est au fond la même urgence de revenir sur terre et de décrocher du cours dément de la civilisation qui impose de méditer notion après notion, la métaphysique occidentale et de faire exploser, objet après objet, le continuum technologique. Il y a autant à découvrir dans l'archéologie du savoir que dans la généalogie des objets techniques qui nous environnent, autant de bifurcations à peine esquissées que condamnées par la « nécessité historique ». Et c'est au fond la même passion de comprendre comment cela fonctionne et à quel détournement d'usage cela pourraient donner lieu qui est à l'œuvre ici et là. Le partage entre utilité et beauté, entre technique et éthique, entre « règne de la nécessité » et « règne de la liberté », entre démarche individuelle et besoin collectif, perd ici tout son sens dès lors que l'on engage le processus depuis quelque part. Chacun sent bien que c'est ce que le présent réclame. Les flux de désertion ne cessent d'enfler à mesure que l'impasse se matérialise. Tout se joue, ici, dans le rapport au temps: « Si nous conservons au Temps sa valeur puritaine, c'est-à-dire une valeur d'usage, il faut alors se demander comment le temps est employé, ou comment il est exploité par les industries du loisir. Mais si la notion d'usage fonctionnel du temps devient moins prégnante, alors les hommes devront réapprendre certains des arts de vivre qui se sont perdus avec la révolution industrielle : comment remplir les failles de leurs journées avec des rapports personnels plus riches et plus détendus » (E.P. Thompson, «Temps, travail, capitalisme industriel »).
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