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MOUVEMENT 2 MILLIONS DE SIGNATURES - DONNER UNE CHANCE AU DIALOGUE POUR UNE SORTIE DE LA CRISE SECURITAIRE AU BURKINA FASO

Un autre regard sur la modernité occidentale (Partie IX)

UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE IX). 

Emmanuel Todd : Pourquoi le Reste du monde a choisi la Russie (1/2)



Dès 1979, Christopher Lasch avait placé le narcissisme au cœur de la culture américaine (The Culture of Narcissism)1. Tout ce que j'ai dit, dans les chapitres précédents, de l'atomisation des sociétés avancées, de l'individu nain né de l'effondrement de la religion et des idéologies, pourrait n'être considéré que comme un prolongement du travail de Lasch, dont la lecture m'avait tellement impressionné. Mais le concept de narcissisme est d'application plus vaste encore : il ne rend pas seulement compte de phénomènes internes aux sociétés occidentales, il permet aussi de comprendre leur politique extérieure. Il est frappant, en effet, de constater à quel point l'Occident, depuis le début de cette crise, aussi bien sa branche américaine que sa branche européenne, est convaincu, contre toute réalité objective, qu'il est toujours le centre du monde ou, mieux encore, qu'il en représente la totalité. Russie maléfique mise à part, toutes les nations de fraîche date seraient confites dans l'admiration de ses valeurs.

L'Occident semble s'être figé quelque part entre 1990 et 2000, entre la chute du mur de Berlin et un bref moment de toute-puissance. Plus de trente ans ont passé depuis la chute du communisme et il est clair que, pour le reste du monde, désormais, particulièrement depuis la Grande Récession de 2007-2008, il a cessé d'être un vainqueur admirable. La globalisation qu'il a déclenchée s'essouffle, son arrogance exaspère. Le narcissisme occidental, l'aveuglement qui s'ensuit, est devenu l'un des atouts stratégiques majeurs de la Russie.

Qui veut punir la grande méchante Russie?

(Une) carte réalisée par le Groupe d'études géopolitiques, le 7 mars 2022, sur les réactions des États à l'invasion de l'Ukraine, livre une représentation globale du narcissisme occidental. Elle indique quels pays ont réellement, activement, condamné la Russie en acceptant le principe de sanctions (condamnation avec riposte). On mesure l'isolement de l'Occident. Seuls ont condamné la Russie avec riposte l'Amérique du Nord, l'Europe, l'Australie, le Japon, la Corée du Sud, le Costa Rica, la Colombie, l’Équateur et le Paraguay. Si nous mettons de côté les quatre pays d'Amérique latine, tous minuscules hormis l'anarchique et dynamique Colombie, la sphère occidentale ne rassemble que les alliés ou protectorats militaires des États-Unis. Les pays qui ont activement soutenu la Russie forment un bloc assez peu recommandable sur le plan démocratique : le Venezuela, l'Érythrée, la Birmanie, la Syrie et la Corée du Nord. N'en tirons aucune conclusion sur le plan des valeurs. «On choisit ses ennemis, on ne choisit pas ses alliés», disait Raymond Aron. L'idéal souverainiste que prône la Russie justifie toutes les alliances, jusqu'à la lune de miel récente entre elle et la Corée du Nord. La Russie est militairement assiégée. Au risque de choquer, j'appliquerais volontiers, pour saisir l'attitude de Vladimir Poutine vis-à-vis de Kim Jong-un, gardien du totalitarisme lignager de la Corée du Nord, la formule de Churchill pour justifier son alliance avec Staline, cet autre boucher: « Si Hitler envahissait l'enfer, je ferais au moins une référence favorable au diable à la Chambre des communes»2.

Les pays qui ont condamné sans riposte, pour la forme, la Russie n'avaient pas vraiment choisi leur camp. Le plus frappant est la masse des pays qui n'ont tout simplement pas condamné. Elle comprend le Brésil, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud, quatre pays qui constituent, avec la Russie, les Brics. Réfractaire à la domination économique américaine, ce groupe a été fondé en 2009 (l'Afrique du Sud l'a rejoint en 2011) dans les remous de la Grande Récession, qui avait révélé au monde l'irresponsabilité économique de l'Occident. La crise américaine des subprimes fut pour ces pays, démunis mais en croissance, une affaire sidérante : pourquoi accorder à de pauvres gens des prêts immobiliers, à taux élevés, quand on sait qu'ils ne pourront pas les rembourser? Moralité zéro, quand tu nous tiens... A l'irresponsabilité des États-Unis est vite venue s'ajouter celle de l'Europe, si lente à réagir. En vérité, c'est la Chine qui, par une politique de relance massive, a tiré le monde de la récession. L'émergence des Brics répondit à cette double irresponsabilité occidentale. Conséquence de cette guerre qui devait isoler la Russie, ce groupe s'est élargi, avec l'admission en août 2023, au sommet de Johannesburg, de l'Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de l'Iran, de l'Égypte, de l'Éthiopie et de l'Argentine.

L'Occident des sanctions ne représente que 12% de la population mondiale. Les Brics comptent donc l'Inde, désormais le pays le plus peuplé, la Chine, deuxième pays le plus peuplé, tous deux situés sur le continent le plus peuplé, l'Asie. Le Brésil, quant à lui, est le pays le plus peuplé et le plus puissant d'Amérique latine : il a longtemps été un allié des États-Unis avant de devenir son principal opposant sur le continent américain, le Mexique ayant suivi une trajectoire inverse puisque, depuis l'accord de l'Alena, d'opposant principal il est devenu un satellite industriel. Enfin, l'Afrique du Sud est, de loin, le pays le plus puissant de l'Afrique subsaharienne.

Le camp occidental a pourtant continué de penser et d'agir comme s'il était toujours le maître du monde et ses médias se sont entêtés à en faire, à lui tout seul, la communauté internationale. Nous vivons en Europe et aux États-Unis un grand moment de supériorité morale subjective. Pourtant, l'un des thèmes historiographiques à la mode est aujourd'hui l'esclavage, que les Européens et les Américains ont honteusement pratiqué à grande échelle du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, une abomination que nous devons expier. Oui, ce fut une abomination et, oui, nous devons l'expier. Mais il est presque surréel de voir ce thème s'amplifier et se répandre tandis qu'on assiste, parallèlement, à une résurgence du sentiment que l'Occident détient une supériorité morale. On peut résoudre le paradoxenotre supériorité morale est telle qu'elle nous permet aussi de nous critiquer nous-mêmes. Seuls comptent nos remords. Quant à l'humanité extérieure jamais, à nos yeux, elle n'existe vraiment.

Le plus étonnant, dans les mois qui suivirent le début de la guerre, fut l'attente vis-à-vis de la Chine, telle que nos médias et nos gouvernements l'exprimaient. J'ai évoqué cet élément stupéfiant et central dans l'introduction. Par esprit de justice et par charité, je ne citerai personne. L'attitude de l'Occident a combiné aveuglement et stupidité. Les commentateurs à chaud de l'actualité ont entretenu l'idée absurde que l'intrusion de la Russie en Ukraine contrariait la Chine et que celle-ci hésitait même entre la soutenir et la punir. Cette déconnexion du réel rendrait nécessaire l'appel à un psychiatre, peut-être un géopsychiatre. Depuis une décennie au moins, les États-Unis désignent la Chine comme leur adversaire principal, avant la Russie. Les dirigeants du Parti communiste chinois savent que si la Russie tombe, ce sera ensuite leur tour. Que dans un tel contexte le petit monde de l'OTAN ait envisagé le ralliement de la Chine est, à proprement parler, ahurissant. Ce délire (c'est le terme technique qui convient) suppose deux conditions. D'abord l'absence, qui fait peur, d'une intelligence géopolitique minimale chez nos dirigeants et nos journalistes ; ensuite une présomption si colossale qu'on la soupçonne d'être entachée de racisme. S'attendre à ce que la Chine s'aligne sur l'Occident contre la Russie postulait que Xi Jinping et son entourage étaient des nigauds et sous-entendait, à nouveau, que l'homme blanc est évidemment un être supérieur.

L'aveuglement des Occidentaux étant posé, je vais donner dans ce chapitre ce que j'estime être une représentation plus réaliste du monde, en montrant pourquoi le «Reste du monde», comme on dit parfois dans l'Américanosphère pour désigner le non-Occident (avec un jeu de mots : «The West against the Rest» ), ne s'est pas mobilisé pour soutenir l'Occident. Mieux, je vais exposer pourquoi ce «Reste du monde» s'est pris à souhaiter que la Russie l'emporte et, constatant qu'elle avait bien encaissé le premier choc, s'est engagé peu à peu de son côté. La réalité du monde, c'est le double antagonisme, économique et anthropologique, qui oppose le «Reste» à l'Ouest.

  • L'antagonisme économique découle du fait tout simple que la globalisation s'est révélée n'être qu'une re-colonisation du monde par l'Occident, cette fois sous direction américaine plutôt que britannique. L'exploitation des peuples moins avancés (l'extraction de la plus-value, diraient les marxistes) a été plus discrète mais beaucoup plus efficace que dans les années 1880-1914.
  • L'antagonisme anthropologique résulte, lui, de l'existence dans la majorité des pays du Reste de structures familiales et de systèmes de parenté opposés à ceux de l'Ouest.

La Russie vit de ses ressources naturelles et de son travail; en aucune manière elle n'entend imposer au monde ses valeurs. Elle n'aurait d'ailleurs les moyens ni d'exploiter économiquement le «Reste», ni d'y exporter sa culture. Face à une Amérique qui vit du labeur du «Reste» et lui vante une culture nihiliste, la Russie est généralement apparue préférable au «Reste». L’Union soviétique avait puissamment contribué à la première décolonisation; une multitude de pays attendent désormais de la Russie qu'elle concoure aussi à la deuxième.

L'exploitation économique du monde par l'Occident

On nous dit souvent que la globalisation économique a permis que, dans les anciens pays du tiers-monde, se développent une industrie et des classes moyennes, donc, potentiellement la démocratie. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas toute la vérité. On n'a pas voulu voir que ce développement était, par nature, aussi antagonique que celui qui avait souvent opposé, dans l'Europe du XIXè siècle, la bourgeoisie et le prolétariat. Les Occidentaux n'ont pas reconnu qu'en délocalisant leur industrie ils se proposaient de vivre comme une sorte de bourgeoisie planétaire, en exploiteurs du travail sous-payé du Reste du monde. Ce rapport d'exploitation a transformé les populations du «Reste» en un prolétariat généralisé tout en laissant subsister, avec une certaine inconscience, des classes dirigeantes locales.

Pour établir un pont entre le colonialisme antérieur à 1914 et la globalisation récente, le plus simple est de citer un passage prophétique d'Impérialisme de John Hobson, qui date de 1902, un classique de la littérature anti-impérialiste qui impressionna fortement Lénine bien que son auteur fût attaché au libéralisme politique.

Nous avons évoqué la possibilité d'une alliance encore plus large d’États occidentaux, d'une fédération européenne de grandes puissances qui, loin de faire avancer la cause de la civilisation mondiale, pourrait introduire le péril gigantesque d'un parasitisme occidental, d'un groupe de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures prélèveraient d'énormes tributs en Asie et en Afrique, au moyen desquels elles entretiendraient de grandes masses de serviteurs apprivoisés, non plus engagés dans les industries agricole et manufacturière de base, mais maintenus dans l'exécution de services personnels ou de services industriels mineurs sous le contrôle d'une nouvelle aristocratique financière. Que ceux qui estiment qu'une telle théorie ne mérite pas d'être prise en considération examinent la situation économique et sociale des districts du sud de l'Angleterre qui sont déjà réduits à cette condition, et qu'ils songent à l'extension immense que connaîtrait un tel système si l'on soumettait la Chine au contrôle économique de groupes similaires de financiers, d'investisseurs et de responsables politiques et commerciaux. Cela reviendrait à drainer le plus grand réservoir potentiel de profits que le monde ait jamais connu, afin de les consommer en Europe3.

Hobson poursuit en évoquant l'Empire romain finissant, précipité dans l’abîme par une classe dirigeante parasitaire qui, venue de tous les rivages de la Méditerranée, faisait la chasse aux esclaves sur le Rhin et transformait le peuple romain en une plèbe assistée, et en route pour sa désintégration féodale.

En 1895, H. G. Wells avait publié La Machine à explorer le temps, qui décrit la transformation des ouvriers de l'industrie en Morlocks, des bêtes souterraines et anthropophages, et celle des bourgeois en Eloïs, consommant la nourriture produite en surface avant d'être dévorés eux-mêmes (vers 802 701). On ne peut qu'admirer la capacité des intellectuels de l'Empire britannique, alors à son apogée, à concevoir le futur. Wells est passé à la postérité comme auteur de science-fiction. Hobson apparaît aujourd'hui comme un prospectiviste génial, avec cette réserve que sa prédiction aura dû attendre, pour se réaliser, l'épuisement des nations européennes dans deux guerres mondiales, le glissement du centre de gravité de l'Occident vers les États-Unis, et surtout la décomposition endogène de l'Amérique et de l'Europe par l'éducation supérieure, la dissolution des croyances collectives, l'atomisation mentale de leurs peuples et de leurs élites. Nous voyons cependant que l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce, en 2001, а marqué le basculement final de l'Occident dans le paradigme de Hobson.

Engels, en 1892, dans sa préface à la réédition anglaise de La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, puis Lénine en 1917 dans le chapitre 8 de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, établirent un lien entre le réformisme social-démocrate, qu'ils constataient, et la participation indirecte des classes ouvrières de l'Ouest aux surprofits générés par l'impérialisme. Les prolétaires européens devaient déjà, selon eux, une partie de leur niveau de vie (en hausse) au travail des colonies - avec la classe ouvrière britannique en première ligne; ils étaient donc à même de négocier dans un système social qui leur devenait plus aimable. Ce que ne pouvaient imaginer Engels ou Lénine (mais que Hobson avait entrevu), c'est que le prolétariat occidental pourrait être complètement transformé en une plèbe vivant largement du travail des Chinois et d'autres peuples du monde.

Je viens de comprendre, un peu tard je l'admets, que ce monde est advenu par la grâce de la globalisation, qui a mené la société de consommation à son stade final. Jusque vers 1980, les ouvriers d'Amérique, de France ou d'ailleurs consommaient, pour l'essentiel, ce qu'ils produisaient ce fut la première société de consommation, issue des Trente Glorieuses. Mais la délocalisation des usines occidentales a ensuite transformé les peuples. Les objets de leur consommation sont désormais produits ailleurs. Le prolétariat laborieux des années 1950 s'est mué en plèbe dans les années 2000, à l'instigation des théoriciens et des praticiens de l'économie mondialisée. Ce que j'écris ici, je le précise, est strictement conforme à la théorie qu'exposent les manuels d'économie internationale les plus orthodoxes. La théorie du libre-échange ne s'intéresse qu'au consommateur, qui doit pouvoir acheter les biens dont il a besoin au prix le moins élevé, et ses apôtres menacent sans cesse les peuples occidentaux de devoir payer plus cher leur nourriture, leurs vêtements, leurs téléphones portables, leurs automobiles, leurs médicaments, les jouets de leurs enfants et leurs nains de jardin s'ils s'obstinent à vouloir les fabriquer eux-mêmes. Les apôtres ont gagné, mais leur victoire a eu des conséquences sociopolitiques qu'ils n'avaient pas anticipées.

J'ai déjà fait état du désarroi moral des ouvriers américains que l'ablation de leur valeur en tant que producteurs a privés d'utilité sociale et acculés à l'alcoolisme, à se gaver d'opioïdes et, de désespoir, à se suicider. Reste à expliquer pourquoi la majorité d'entre eux choisissent de voter pour Trump plutôt que de mettre fin à leurs jours; pourquoi les milieux populaires d'Europe occidentale aussi ont basculé dans le « vote populiste, xénophobe, d'extrême droite» même là où une immigration massive et incontrôlée ne les menace pas. Pourquoi les populations qui ont survécu au démantèlement de leur industrie sont-elles maintenant de droite? C'est tout simple. Les partis de gauche, sociaux-démocrates ou communistes, s'appuyaient sur des classes ouvrières exploitées. Les partis populistes, eux, s'appuient sur des plèbes dont le niveau de vie dérive largement du travail sous-payé des prolétaires de Chine, du Bangladesh du Maghreb ou d'ailleurs. Je me surprends moi-même en pensant ce qui suit : les électeurs populaires du Rassemblement national sont, au regard de la théorie marxiste la plus élémentaire, des extracteurs de plus-value à l'échelle mondiale. Ils sont donc très normalement de droite. Ainsi qu'Engels et Lénine l'avaient pressenti, le libre-échange corrompt, mais nous pouvons ajouter : le libre-échange absolu corrompt absolument.

Cette analyse cruelle nous permet aussi de comprendre pourquoi il est si difficile de réindustrialiser. Si la délocalisation de nombreuses activités productives a contribué à anémier de plus en plus nos provinces et nos banlieues, le libre-échange a tenu sa promesse : favoriser le consommateur aux dépens du producteur, transformer le producteur en consommateur, et le citoyen productif en plébéien parasite, guère désireux au fond de retrouver le chemin  et la discipline de l'usine.

Mais ne nous arrêtons pas à la situation de ce qu'on appelle aujourd'hui les « milieux populaires ». C'est l'en semble de la société, dans le monde occidental avancé (j'exclus ici les nations ouvrières d'Europe de l'Est), qui profite du travail des ouvriers chinois et des enfants du Bangladesh. Les jeunes diplômés de l'enseignement supérieur mal payés comme les «prolos». Les électeurs de LFI comme ceux du RN. Aux États-Unis, pays profiteur en chef grâce au dollar, les électeurs de Trump et ceux de Biden vivent tous des surprofits de la globalisation, même s'il est vrai que l'inutilité sociale grandissante des milieux populaires américains les condamne de plus en plus souvent à adopter des comportements imprudents et à subir une mortalité surnuméraire anormale.

Cette vision surprendra, je pense, le lecteur occidental, si heureux de contribuer par ses achats à l'ascension des classes moyennes chinoise, indienne ou thaï, appelées, de ce fait, à devenir d'indéfectibles soutiens de la démocratie libérale. Cette représentation gratifiante se révèle d'ailleurs idiote alors que la démocratie libérale s'étiole en Occident même. Mais si la vision de Hobson ne correspond pas à la perception que l'Occident a du monde, n'est-elle pas en revanche celle du Reste du monde, où triment pour des salaires dérisoires hommes, femmes et enfants? Et ne devons-nous pas déceler là une des causes de l'indifférence, hors de notre Occident chéri, aux souffrances de l'Ukraine? Ou, pire, d'une inclination pour cette Russie, qui bien qu'européenne et blanche au point d'être souvent blonde ne joue pas le jeu de l'exploitation mondiale mais insiste au contraire pour rester une nation souveraine, extérieure au système ?

L'opposition économique entre un Occident exploiteur et un Reste du monde exploité est une réalité. Se double-t-elle d'une opposition entre démocraties et dictatures? Nous avons, en fait, déjà largement répondu à cette question. Trois des Brics initiaux sont d'incontestables démocraties : le Brésil, l'Afrique du Sud et l'Inde; elles ont leurs imperfections, mais, si l'on considère l'état actuel de déliquescence des démocraties occidentales, devenues des oligarchies libérales, ces imperfections ne sont que péchés véniels. J'ai défini (...) la Russie comme une démocratie autoritaire, parce qu'elle vote mais fait taire plusieurs de ses minorités (mais non ses minorités ethniques). Seule la Chine n'est en aucune manière une démocratie.

Telle était la situation à la veille de la guerre. Depuis, la stratégie occidentale des sanctions a radicalisé l'antagonisme latent de l'Ouest et du «Reste» de deux manièresen sommant le «Reste» de choisir l'Occident contre la Russie; en suscitant dans les classes supérieures du «Reste»  une peur inédite des États-Unis.

De la guerre économique à la guerre mondiale

La guerre d'Ukraine est une véritable guerre et le peuple ukrainien vit un martyre. Toujours est-il que l'affrontement principal oppose, non pas la Russie à l'Ukraine, mais la Russie aux États-Unis et à leurs alliés (ou vassaux). Cet affrontement est avant tout économique. Pourquoi ne dépasse-t-elle pas cet étiage? Et celui-ci est-il vraiment, comme on le croit souvent, moins élevé, moins intense, que le palier militaire, où se combattent des hommes en armes ?

La supériorité nucléaire de la Russie et sa nouvelle stratégie ont fait de l'Ukraine le théâtre d'opération conventionnelles très localisées. Les Russes possèdent des missiles hypersoniques, les Américains non.

Leur doctrine militaire, on l'a vu, autorise désormais Moscou à user de frappes nucléaires tactiques si l'État russe est menacé. L'engagement de l'OTAN dans une guerre conventionnelle créerait une situation trop dangereuse.

J'aurais tendance à penser, cependant, que les Russes - qui, ne l'oublions pas, ont choisi le moment d'ouvrir les hostilités et en ont dessiné le cadre général -, en leur interdisant de mener une vraie guerre conventionnelle, ont satisfait les Occidentaux. L'envoi de matériel militaire à l'Ukraine, mais non d'hommes, s'inscrit bien dans la logique de la globalisation. Nous avons, dans un premier temps, fait fabriquer ce dont nous avions besoin par les travailleurs des pays à bas salaire; dans un second, nous faisons faire la guerre dont nous avons besoin par un pays à bas coût. Le corps humain ne vaut pas cher en Ukraine, nous l'avons remarqué à propos de la gestation pour autrui. Il est significatif que le Wall Street Journal, qui s'intéresse principalement à l'économie, ait le premier attiré l'attention sur le nombre d'amputés en Ukraine - de 20 000 à 50 000 - produits en série par la contre-offensive suicide de l'été 20234. Ces dégâts semblent avoir relancé l'industrie des prothèses en Allemagne.

Si l'Occident a, de bon cœur, accepté de mener en ce qui le concerne une guerre exclusivement économique, et s'il a tenté d'abattre la Russie par des sanctions, il n'en a pas médité correctement le mécanisme. Dirigeants et médias nous ont dit, et certainement l'ont-ils pensé, que la guerre économique était moins violente que la guerre tout court. Elle ne l'est déjà pas quand elle affame des populations. Dans le cas de la guerre d'Ukraine, les sanctions ont surtout élargi à la planète le champ des opérations et donné à la guerre, instantanément, une dimension mondiale et un caractère de lutte à mort entre les États-Unis et la Russie.

La chance a voulu qu'au tout début de 2022 paraisse The Economic Weapon, « l'arme économique » (....), de Nicholas Mulder, un jeune universitaire néerlandais qui enseigne aux États-Unis à l'université Cornell. II y explique comment les sanctions sont devenues l'instrument privilégié des dirigeants occidentaux, et à quel point leurs effets ne sont en rien modérés. La sanction économique comme substitut à la guerre est associée à la fondation de la Société des Nations (SDN) en 1920 : cette mesure fut inspirée par le blocus mis en œuvre par les Alliés contre les Empires centraux pendant le conflit qui venait de s'achever. Elle reposait sur la conviction que ce blocus, qui avait fait des centaines de milliers de morts, de faim ou de maladies, avait joué un rôle décisif dans la victoire des Alliés sur l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie.

Pour fonctionner, la sanction économique doit abolir la neutralité des non-belligérants et obtenir leur participation. Une guerre conventionnelle se joue entre deux acteurs, devant un monde extérieur transformé en un immense public. Que l'on songe à la guerre de 1870 entre la France et la Prusse, ou à la guerre de 1904-1905 entre la Russie et le Japon. Ces matchs meurtriers ne sont plus possibles dans un régime de sanctions. Pour que celui-ci soit efficace, le reste du monde doit l'appliquer à la demande, si demande il y a, de la puissance qui en a décidé ainsi. Si le pays auquel la demande est adressée est un allié, il n'y a évidemment pas de problème. S'il est neutre, il subira des pressions. Si un antagonisme latent préexiste à la guerre, celui-ci sera, instantanément ou progressivement, révélé et activé. C'est ce qui se passe entre les États-Unis et le Reste du monde depuis 2022.

Jamais la Russie n'aurait aussi bien résisté aux sanctions si le Reste du monde, sommé par les États-Unis et leur camp de choisir, n'était au fond convenu d'aider la Russie. L'Occident a découvert qu'on ne l'aime pas. Une terrible blessure narcissique. Un éditorial du Monde du 6 août 2023, intitulé L'efficacité des sanctions mise en question, nous l'a fait sentir :

La « flotte fantôme » qui transporte clandestinement le pétrole russe [...] représente entre 10% et 20% de la capacité totale de transport mondiale. Elle permet donc de passer outre à ces sanctions, y compris par le truchement de pays-clés particulièrement courtisés par les Occidentaux, à commencer par l'Inde. L'étanchéité du dispositif est même compromise dans les deux sens, puisque la Russie parvient toujours à se procurer par ailleurs des composants électroniques indispensables pour une industrie d'armement particulièrement sollicitée par une guerre de haute intensité. Les sanctions se heurtent là à la politique : l'endiguement impliquerait de durcir le ton vis-à-vis de pays tiers, comme le Kazakhstan, au moment où les Occidentaux espèrent les détacher de l'orbite russe.

L'Occident a enjoint au monde de se tourner contre la Russie en participant à un système d'embargo, de blocus, et d'interdits sur les personnes en lançant des poursuites spécifiques contre des responsables politiques de premier plan et des oligarques. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les pays du monde n'ont en majorité pas appliqué ces mesures coercitives. Parce qu'il fallait choisir entre l'un ou l'autre camp, on peut avancer que le Reste du monde a soutenu la Russie dans son effort pour briser l'OTAN, en achetant son pétrole et son gaz, en lui fournissant les matériels et les pièces détachées dont elle avait besoin pour continuer la guerre et marcher sans trop de mal comme société civile.

L'Occident aurait dû s'interroger sur l'efficacité des sanctions. Ces dernières décennies, le Venezuela et l'Irak ont été mis en état de blocus. Celui de l'Irak entre les guerres de 1990 et 2003 a fait environ 300 000 morts5; celui du Venezuela a détruit une bonne partie de la société. Mais aucun des deux régimes n'est tombé. Dans les deux cas, objectera-t-on, il s'agissait de pays producteurs de pétrole, qui ont donc bénéficié d'une manne naturelle. On peut dire la même chose de la Russie qui, en plus du pétrole, a du gaz - et avec cet avantage supplémentaire que, forte de ses 17 millions de km², elle a partout des voisins dont l'attitude va de l'amitié affichée à la bienveillance tacite. Parmi eux, la Chine, première puissance industrielle au monde, l'Inde, mais aussi l'Iran désormais et, dans une certaine mesure, la Turquie, auxquels il faut ajouter les pays musulmans. Soumettre la Russie à un blocus opérationnel était au fond, dès le départ, un projet saugrenu qui ne pouvait résulter que du narcissisme otanien. C'est ici qu'il faut se souvenir non pas tant de l'optimisme de Bruno Le Maire que de l'étroitesse, de taille et d'esprit, de la petite bande de Washington, leader opérationnel du camp occidental.

J'ai décrit plus haut l'antagonisme causé par l'exploitation économique qui est la réalité du rapport de l'Occident au Reste du monde, sans pouvoir, malheureusement, en excepter ni en absoudre nos milieux populaires. Par souci d'équilibre, considérons aussi, dans les pays du Reste du monde, la dualité peuple-classe dirigeante. Ce sont les travailleurs du bas de l'échelle sociale qui boulonnent pour assurer le confort de l'Occident. Mais les multiples décisions d'aider la Russie, dans le Reste du monde, ce ne sont pas les travailleurs exploités qui les ont prises, mais les groupes dirigeants indien, turc, saoudien, sud-africain, brésilien, argentin, et tant d'autres. On aurait pu s'attendre à ce qu'ils fussent solidaires de l'Occident, où ils recyclent leurs dollars et duquel ils pourraient même s'imaginer faire partie. Les grands hôtels, les paradis fiscaux, les écoles privées américaines et anglaises où les ploutocrates de tous pays envoient leurs enfants auraient pu, ensemble, délimiter un espace commun à tous les super-riches de la planète; et le Moneyland cher à Oliver Bullough devenir le système nerveux central d'un univers post-national authentique... C'est raté. La saisie illégale des avoirs russes à l'étranger a soulevé une vague de terreur parmi les classes supérieures du Reste du monde. En traquant l'argent et les yachts des oligarques russes, les États-Unis (et leurs vassaux) ont, de fait, menacé dans leurs biens tous les oligarques du monde, ceux des grands comme des petits pays. Échapper à l'État prédateur américain est devenu partout une obsession et se dégager de l'empire du dollar devient pour tous un objectif raisonnable, même s'il leur faut procéder de façon prudente et progressive. Saluons pourtant l'effet démocratique involontaire qu'auront eu les sanctions, qui ont, en pratique, rapproché de leurs peuples les privilégiés du Reste du monde.

La peur qu'inspire le Trésor américain n'est toute fois pas le seul motif qui a conduit les Saoudiens à s'entendre avec les Russes pour maintenir le prix du pétrole, les Turcs à entrer dans un rapport de compétition cordiale avec les Russes, les Iraniens à se rapprocher toujours plus de Moscou, les Indiens à demeurer dans une alliance de fait avec ses dirigeants. Comme l'avaient pressenti les Occidentaux, les valeurs politiques et morales ont aussi compté, mais, malheureusement pour eux, dans un sens qu'ils n'avaient pas du tout prévu. Les valeurs occidentales, de plus en plus, déplaisent. L'analyse anthropologique va sur ce point nous éclairer.

Aveuglement à la diversité anthropologique du monde : A suivre.....

Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.

Extraits proposés par DIALLO Mamadou.

________________________

[1] Avec Georges Liebert, nous avions fait traduire cet ouvrage aux éditions Robert Laffont dès 1980, sous le ritre Le Complexe de Narcisse.

[2] Le système nord-coréen représente la mutation d'un totalitarisme communiste standard en un totalitarisme ethnicisant dirigé par une lignée familiale. La famille souche coréenne, qui encourage la continuité lignagère et une perception ethnique du peuple (l'inégalité des frères devient inégalité des hommes et des peuples), peut expliquer cette nue.

[3] John A. Hobson, Imperialism. A Study, Londres, Unwin Hyman. 1988, p. 364-365.

[4] Wall Street Journal, 1 anût 2023.

[5] Joy Gordon, Invisible War. The United States and the Iraq Sanction. Harvard University Press, 2010, note 82, p. 255-257.

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