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Un autre regard sur la modernité occidentale (Partie X)

 UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE X). 

Emmanuel Todd : Pourquoi le Reste du monde a choisi la Russie (2/2)


Aveuglement à la diversité anthropologique du monde

Nous avons vu au chapitre 1 (La Stabilité russe) que l'Amérique triomphante de 1945 avait conscience de la diversité du monde; elle avait donné naissance à une anthropologie culturelle dynamique et tolérante. Cette acceptation de la diversité a disparu. Nous avons expliqué de quelle manière, dès les années 1960, une conception uniforme des peuples commença à la remplacer, que la chute du système soviétique a, pour ainsi dire, sublimée. Par son existence même, I'URSS attestait la diversité du monde.

La «fin de l'histoire» selon Francis Fukuyama a achevé ce processus1, et justifié d'avance l'interventionnisme : si le monde est homogène et uniformément destiné à se démocratiser, pourquoi ne pas donner un petit coup de pouce à l'Histoire en marche? Un petit coup de pouce militaire. On se mit aussi à espérer que la Chine, si elle produisait pour commercer, et s'enrichissait, si elle accouchait de classes moyennes prospères, finirait bien par engendrer aussi une démocratie libérale. Cette version « McDo » de Hegel ignorait un fait fondamental : les régimes politiques libéraux de l'Angleterre, des États-Unis et de la France ne sont pas nés du hasard, mais d'un fond familial nucléaire et individualiste. Les structures de la famille paysanne chinoise se caractérisaient, elles, par leur autoritarisme et leur égalitarisme, comme celles de la Russie.

La géopolitique incitant à schématiser, je vais me contenter d'indiquer l'opposition anthropologique la plus simple qui soit et présenter une classification binaire des pays, en opposant deux systèmes de parenté, avec les structures familiales qui leur correspondent, et en plaçant tous les pays du monde sur un axe patrilinéarité/ bilatéralité.

Dans un système de parenté bilatéral, les ascendants et collatéraux du père d'une part, ceux de la mère d'autre part, pèsent d'un poids égal dans la détermination du statut social de l'enfant; la famille, centrée sur le couple, est nucléaire. C'est, je le redis, le système anthropologique qui, dans la phase d'alphabétisation, a conduit à la démocratie libérale parce que la famille faisait préexister dans la population un tempérament libéral. Dans la phase récente qui a vu l'enseignement supérieur se développer, ce système a provoqué le surgissement d'un féminisme radical. Les phases ultimes de cette révolution culturelle ont été l'émancipation de l'homosexualité, le développement d'une appréciable bisexualité féminine, enfin de l'idéologie transgenre, comme je l'ai montré dans Où en sont-elles? Une esquisse de l'histoire des femmes. Le monde occidental étroit (États-Unis, Royaume-Uni, France, Scandinavie) est issu de ce système anthropologique bilatéral mais il n'en a pas conscience. Il se pense universel, ce qui paradoxalement ne l'empêche pas de se croire supérieur. Beati pauperes spiritu...

Le Reste du monde est en majorité différent, patrilinéaire. Ses systèmes de parenté fonctionnent en vertu d'une norme opposée. Le statut social fondamental de l'enfant est défini par la parenté du père seulement. Le principe patrilinéaire cohabite souvent avec un système familial communautaire, peu ou pas du tout individualiste. Ainsi (......) les systèmes anthropologiques patrilinéaires dessinent sur un planisphère une énorme masse qui s'étend de l'Afrique de l'Ouest à la Chine du Nord, en traversant le monde arabo-persan; et elle inclut l'ensemble de la Russie. Le monde occidental, bilatéral et nucléaire, libéral, périphérique, apparaît bien petit. (Une telle représentation) utilise des taux de patrilinéarité, parce qu'il faut tenir compte de la diversité interne des États et dans chaque peuple de l'intensité variable du principe patrilinéaire. Je l’ai obtenue en combinant les données de Paola Giuliano et Nathan Nunn à ma propre connaissance des systèmes de parenté du monde, tirée d'un demi-siècle de recherche sur la famille2.

On trouve maintenant partout des ménages nucléaires, dans les immeubles de Moscou, dans les mégalopoles chinoises, au Caire ou à Téhéran; mais toutes les valeurs anciennes, patrilinéaires, communautaires, réfractaires à un féminisme radical, n'ont pas disparu pour autant.

Les alignements anthropologiques ne recoupent pas tous les alignements économiques étudiés dans les paragraphes précédents. Ainsi l'Amérique du Sud tombe-t-elle ici du côté occidental, bilatéral et nucléaire. L'antagonisme latent entre le Brésil et les États-Unis ne peut en aucune manière être interprété en termes anthropologiques. L'hostilité du Brésil est économique et politique. En revanche, l'étrange mansuétude à l'égard de la Russie de pays comme l'Iran, l'Arabie saoudite ou la Turquie devient compréhensible. Et l'on est moins étonné de voir les peuples du Mali, du Burkina Faso ou du Niger agiter des drapeaux russes. Une même sensibilité patrilinéaire et anti-individualiste rapproche ces pays en apparence si divers.

Tout comme les cultures bilatérales, les cultures patrilinéaires évoluent et ce serait une grave erreur de croire qu'elles ignorent l'émancipation des femmes. Mais celle-ci n'y prend pas la forme extrême de féminisme typique du monde occidental. Je ne suis pas aveugle à la répression continue de la liberté des femmes en Iran. Mais, dans la République islamique, les femmes font désormais plus d'études que les hommes, et ont en moyenne moins de deux enfants.

La patrilinéarité comporte bien entendu des degrés. La famille communautaire russe, par exemple, est de formation récente et a conservé un statut assez élevé des femmes par rapport à celui de la Chine. La carte loge l'Inde dans une situation intermédiaire : la patrilinéarité de l'Inde du Nord est sans doute plus forte encore que celle de la Chine mais l'Inde du Sud, dont le système familial est si particulier, accorde aux femmes une meilleure place.

Je classerais l'Allemagne et le Japon comme semi-patrilinéaires. L'idéologie féministe y est moins poussée que dans l'Occident étroit.

Un exemple simultanément exotique et technologique aidera peut-être le lecteur à convenir que toute modernité n'est pas occidentale. Prenons l'État du Karnataka en Inde. Son taux de fécondité était, vers 2020, de 1,7 enfant par femme, égal à celui de la France. Sa capitale, Bangalore, est l'un des pôles de la révolution informatique mondiale. Cet État appartient à l'Inde du Sud, plus avancée sur le plan éducatif et économique que l'Inde du Nord. Le statut des femmes y est plus élevé, bien que la parenté soit régie par le principe de patrilinéarité. Le système de mariage du Karnataka permet d'observer une coexistence absolue de la modernité économique et de la différence culturelle.

L’Inde du Sud pratique l'union entre cousins croisés, c'est-à-dire le mariage entre les enfants d'un frère et d'une sœur (le mariage entre les enfants de deux frères ou entre les enfants de deux sœurs est en revanche interdit). En 2019, le taux de mariage entre cousins germains était au Karnataka de 23,5%. Si l'on ajoute les mariages entre cousins plus éloignés, ainsi que le mariage entre oncle et nièce, parfois autorisé, on constate qu'entre 1992-1993 et 2015-2016 le total des mariages consanguins est passé de 29,9% de l'ensemble des mariages à 27,5%3, et qu'en 2019-2020 le taux était toujours de 27,2%4. L'endogamie familiale est stable, malgré une très légère baisse initiale, au pays de l'informatique, dans cette région de l'Inde du Sud qui fournit une bonne partie de leurs ingénieurs aux Gafa américains. Oui, l'anthropologie peut être utile à la compréhension de la diversité du monde présent. Dans le contexte de la guerre d'Ukraine, elle aide à appréhender le nouveau soft power russe.

Le nouveau soft power russe

Un coup d'œil sur (une carte) de l'homophobie  montre à quel point elle ressemble à celle de la patrilinéarité. Toutes deux illustrent l'isolement occidental.

Les questions de mœurs sont devenues étrangement importantes dans les rapports internationaux. Les Occidentaux condamnent comme arriéré tout pays hostile a l'idéologie LGBT. Sûrs d'incarner une modernité universelle, ils n'ont pas compris qu'ils étaient en train de se rendre suspects au monde patrilinéaire, homophobe, et de fait opposé à la révolution occidentale des mœurs.

Dans un tel contexte, accuser avec véhémence la Russie d'être scandaleusement anti-LGBT, c'est faire le jeu de Poutine. Les Occidentaux s'imaginent que la législation de plus en plus répressive votée par la Douma contre l'homosexualité et les droits transgenres (et encore plus depuis le début de la guerre) prouve au monde que la Russie est mauvaise. Ils se trompent. La Russie sait que sa politique homophobe et antitransgenre, loin de lui aliéner les autres pays de la planète, en séduit beaucoup. Cette stratégie consciente lui confère un soft power considérable. Au soft power révolutionnaire du communisme a succédé le soft power conservateur de l'ère Poutine.

Le communisme russe avait attiré une partie des classes ouvrières européennes, en particulier en Italie et en France, et surtout des pays entiers, comme la Chine. Son athéisme cependant effrayait bon nombre de peuples, dont ceux du monde musulman. La Russie actuelle, conservatrice sur le plan des mœurs, ne souffre plus de ce handicap. Poutine, d'ailleurs, surjoue le rôle d'une religion orthodoxe qui depuis bien longtemps n'est plus un facteur notable dans la société russe. C'est à ce conservatisme moral d'un genre nouveau, post-religieux, qu'on doit imputer le si facile rapprochement intervenu entre le régime des mollahs iraniens et la Russie, alors que celle-ci était pourtant, avec l'Angleterre, l'un des deux grands ennemis traditionnels de l'Iran. Le conservatisme russe rend également possibles des rapports certes complexes, mais de plus en plus cordiaux avec la Turquie d'Erdogan, dirigée par un parti islamique, ou avec l'Arabie saoudite, une monarchie fondamentaliste.

L'idéologie transgenre de l'Occident semble poser au monde patrilinéaire un problème plus sérieux encore que l'idéologie gay. Comment des sociétés dans lesquelles la différence entre parentés paternelle et maternelle est structurante, et l'opposition entre hommes et femmes conceptuellement indispensable, pourraient-elles accepter une idéologie qui nous dit qu'un homme peut devenir une femme et une femme un homme? Parler d'un simple rejet serait sous-estimer l'enjeu du conflit. Il est tout à fait plausible que ces sociétés considèrent que l'Occident est devenu fou. Nihiliste peut-être?

Particulièrement fascinante, dans le cadre de cette étude géopolitique qui doit intégrer la question transgenre, est le problème des alliés ou vassaux patrilinéaires des États-Unis. En Ukraine, à Taïwan, au Japon, on vote des lois «LGBT» pour tenter de se mettre en conformité avec la norme occidentale.

Le cas le plus récent est celui du Japon. Lecteur moi-même de Kawabata et de Tanizaki, conscient d'une complémentarité entre les littératures française et japonaise par leurs méditations sur la sexualité, je ne peux m'empêcher d'en parler un peu en détail.

Au Japon, le 16 juin 2023, le Sénat a adopté la loi pour la compréhension par les citoyens de la diversité du genre et de l'orientation sexuelle, plus couramment appelée «loi LGBT». Le projet de loi avait été adopté la veille par la Chambre basse. La coalition au pouvoir du Parti libéral-démocrate et du parti Kōméi, avec l'appui du parti Ishin et du Parti démocrate du peuple, a fait passer la loi de façon extrêmement hâtive. Au sein du Parti libéral-démocrate, la majorité des députés et des sénateurs étaient contre. Mais, comme dans les autres partis, on doit voter ce qui est décidé par les cadres (famille souche).

La gauche (Parti constitutionnel démocrate, Parti communiste japonais, Parti social-démocrate, parti Reiw Shinsengumi) a voté contre la loi, jugée insuffisante. Le seul parti qui s'est démarqué par son opposition est le parti Sanseitö, représenté par son unique membre au Sénat, Söhei Kamiya. Trois sénateurs du Parti libéral-démocrate ont quitté la salle avant le vote (ils ont été accusés d'avoir enfreint le règlement du parti).

Le nouvel ambassadeur des États-Unis au Japon, Rahm Emanuel, qui n'avait cessé de tweeter son soutien public, s'est réjoui de l'adoption de la loi sur la plateforme X (ex- Twitter). A la suite de son adoption, la Cour suprême du Japon a rendu verdict que l'interdiction faite à un employé transgenre travaillant au ministère de l'Économie d'utiliser les toilettes pour femmes était illégale. Par ailleurs. la commune de Shibuya est maintenant dépourvue de toilettes publiques réservées aux femmes. Des mouvements protestataires pour sauvegarder les toilettes pour femmes se sont mis en route à l'initiative de gens comme Moe Fukada, analyste en intelligence technologique. La crainte se répand de voir un jour des femmes transgenres (des hommes, donc) entrer dans des bains publics pour femmes... A suivre. Nous saurons un jour si la conversion politique du Japon à l'idéologie LGBT a rapproché la population japonaise des États-Unis ou ajouté une dose supplémentaire de ressentiment contre le grand protecteur.

L'ironie suprême est ailleurs. Ces législations sont introduites pour affirmer une appartenance à l'Occident et rendre plus sûre la protection américaine face à la Russie ou à la Chine. Mais réfléchissons un peu et revenons sur le sens profond de l'idéologie transgenre, telle que je l'ai analysée au chapitre 8. Elle dit qu'un homme peut devenir femme, et qu'une femme peut devenir homme. Elle est une affirmation du faux et, en ce sens, proche du cœur théorique du nihilisme occidental. Mais comment l'adhésion à un culte du faux pourrait-elle mener à une alliance militaire plus sûre ? Je pense pour ma part qu'il existe en fait un rapport mental et social entre ce culte du faux et la non-fiabilité désormais proverbiale des États-Unis dans les affaires internationales. Tout comme un homme peut devenir femme, un traité passé avec l'Iran dans le domaine nucléaire (Obama) peut se transformer, du jour au lendemain, en un régime de sanctions aggravé (Trump). Ironisons un peu plus : la politique extérieure américaine est à sa manière gender fluid. La Géorgie et l'Ukraine savent désormais ce que vaut la protection américaine. Taïwan et le Japon ne seraient pas, j'en suis convaincu, défendus par les États-Unis contre la Chine. Ceux-ci n'en ont plus les moyens industriels. Mais, surtout, l'idéologie nihiliste, qui progresse sans cesse en Amérique, transforme le principe même du respect des engagements en une chose désuète, négative. Trahir devient normal. En votant ces lois par complaisance, les pays d'Asie orientale « valident » donc d'avance, en quelque sorte, leur futur « lâchage » par les États-Unis.

Emmanuel Todd. «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024
5.

Extraits proposés par DIALLO Mamadou.

_________________________

[1] Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992

[2] Paola Giuliano et Nathan Nunn, Ancestral Characteristics of Modern Populations, Economic History of Developing Regions, 33 (1), 2018, p. 1-17 Emmanuel Todd. L. Origine des systèmes familiaux, Gallimard, 2011 et La Diversité du monde, Le Seuil, 1999 et 2017.

[3] Mir Azad Kalam et autres, Change in the Prevalence and Deter minants of Consanguineous Marriages in India between National Family and Health Surveys (NFHS) (1992-1993) and 4 (2015-2016), Human Biology Open Access Pre-Prints, WSU Press, 11 octàbre 2020.

[4] India, National Family Health Survey 2019-20zz (version indienne des DHS, Development and Health Survey).

[5] On peut trouver à la rubrique Bibliothèque à l’onglet "Documents téléchargeables"  du Blog, des versions numériques d’ ouvrages  d’Emmanuel Todd: « La défaite de l’Occident» ; « Où en sommes-nous? Une esquisse de l’histoire humaine»; «Où en sont-elles? Une esquisse de l’histoire des femmes».



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