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Un autre regard sur la modernité occidentale (Partie II)

UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITE OCCIDENTALE (PARTIE II).

Emmanuel Todd : Les dix surprises de la guerre en Ukraine.



«Le 24 février 2022, Vladimir Poutine apparut sur les écrans de télévision du monde entier. Il annonça l'entrée des troupes russes en Ukraine. Son discours ne portait, fondamentalement, ni sur l'Ukraine, ni sur le droit à l'autodétermination des populations du Donbass. C'était un défi à l'OTAN. Poutine a expliqué pourquoi il ne voulait pas que la Russie soit surprise comme elle l'avait été en 1941, à trop attendre l'attaque inévitable. «L'extension continue des infrastructures de l'Alliance de l'Atlantique Nord et l'aménagement militaire du territoire de l'Ukraine sont pour nous inacceptables.» Une «ligne rouge» avait été franchie; il n'était pas question de laisser se développer en Ukraine une «anti-Russie» ; il s'agissait, insistait-il, d'une action d'autodéfense.

Ce discours affirmant la validité historique et pour ainsi dire juridique de sa décision laissait transparaître avec un réalisme cruel un rapport de force technique qui lui était favorable. Si le moment était venu pour la Russie d'agir, c'est parce que la possession de missiles hypersoniques lui conférait une supériorité sur le plan stratégique. Le discours de Poutine, très construit, très posé même s'il trahissait une certaine émotion, était parfaitement clair et, si rien n'obligeait à céder, il aurait tout de même mérité d'être discuté. Or, s'est immédiatement imposée la vision d'un Poutine incompréhensible et de Russes soit incompréhensibles, soit soumis, soit idiots. S'ensuivit une absence de débat qui a déshonoré la démocratie occidentale totale dans deux pays, la France et le Royaume-Uni, relative en Allemagne et aux États-Unis. Comme la plupart des guerres, surtout mondiales, celle-ci ne s'est pas déroulée comme prévu ; elle nous a déjà fourni beaucoup de surprises. J'en ai dénombré dix principales.

La première a été l'irruption de la guerre elle-même en Europe, une vraie guerre entre deux États, événement inouï pour un continent qui se croyait installé dans la paix perpétuelle.

La deuxième, ce sont les deux adversaires que cette guerre met en présence les États-Unis et la Russie. Depuis plus d'une décennie, la Chine était désignée par l'Amérique comme son ennemi principal. L'hostilité à son égard était, à Washington, transpartisane et sans doute le seul point sur lequel républicains et démocrates parvenaient, ces dernières années, à s'accorder. Or, par Ukrainiens interposés, c'est à un affrontement entre les États-Unis et la Russie que nous participons.

Troisième surprise: la résistance militaire de l'Ukraine. Tout le monde s'attendait à ce qu'elle soit rapidement écrasée. S'étant forgé l'image enfantine et exagérée d'un Poutine démoniaque, beaucoup d'Occidentaux refusèrent de voir que la Russie n'avait envoyé que 100 000 à 120 000 hommes en Ukraine, pays de 603 700 km². A titre de comparaison, en 1968, pour envahir la Tchécoslovaquie, pays de 127 900 km², l'URSS et ses satellites du pacte de Varsovie en avaient envoyé 500 000.

Mais les plus surpris ont été les Russes eux-mêmes. Dans leur esprit, comme dans celui de la plupart des Occidentaux informés, et, à vrai dire, dans la réalité, l'Ukraine était ce qu'on appelle techniquement un failed state, un État failli. Depuis son indépendance, en 1991, elle avait perdu peut-être 11 millions d'habitants par émigration. et baisse de la fécondité. Elle était dominée par des oligarques; la corruption y atteignait des niveaux insensés; le pays et ses habitants semblaient à vendre. A la veille de la guerre, l'Ukraine était devenue la terre promise de la gestation pour autrui (GPA) à bon marché.

L'Ukraine avait certes été équipée en missiles antichar Javelin par l'OTAN, elle disposait, dès le début de la guerre, des systèmes d'observation et de guidage américains, mais la farouche résistance d'un pays en décomposition pose un problème historique. Ce que personne ne pouvait prévoir, c'est qu'il allait trouver dans la guerre une raison de vivre, une justification de sa propre existence.

La quatrième surprise: a été la résistance économique de la Russie. On nous avait annoncé que les sanctions, en particulier l'exclusion des banques russes du système d'échanges interbancaires Swift, allaient mettre le pays à genoux. Mais si quelques esprits curieux, dans notre personnel politique et journalistique, avaient pris le temps de lire l'ouvrage de David Teurtrie, Russie. Le retour de la puissance, publié quelques mois avant la guerre, cette foi ridicule en notre toute-puissance financière nous eût été épargnée1. Teurtrie montre que les Russes s'étaient adaptés aux sanctions de 2014 et préparés à être autonomes dans le domaine informatique et bancaire. On découvre dans ce livre une Russie moderne et, bien éloignée de l'autocratie néostalinienne rigide que la presse nous dépeint jour après jour, capable d'une grande flexibilité technique, économique et sociale bref, un adversaire à prendre au sérieux.

Cinquième surprise: l'effondrement de toute volonté européenne. L'Europe, c'était au départ le couple franco- allemand, qui, depuis la crise de 2007-2008, avait certes pris des allures de mariage patriarcal, avec une Allemagne en époux dominateur n'écoutant plus ce que lui dit sa compagne. Mais même sous hégémonie allemande, l'Europe gardait, pensait-on, une certaine autonomie. Or, malgré quelques réticences au début, outre-Rhin, dont les hésitations du chancelier Scholz, l'Union européenne a très vite abandonné toute velléité de défendre ses propres intérêts ; elle s'est coupée de son partenaire énergétique et (plus généralement) commercial russe, se sanctionnant elle-même de plus en plus durement. L'Allemagne a accepté sans broncher le sabotage des gazoducs Nord Stream, qui assuraient en partie son approvisionnement énergétique, un acte terroriste dirigé contre elle autant que contre la Russie, perpétré par son protecteur américain, associé pour l'occasion à la Norvège, un pays n'appartenant pas à l'Union. L'Allemagne a même réussi à ignorer l'excellente enquête de Seymour Hersh sur cet événement incroyable, mettant en cause l'État qui se présente comme le garant indispensable de l'ordre international. Mais nous avons aussi vu la France d'Emmanuel Macron se vaporiser sur la scène internationale, tandis que la Pologne devenait l'agent principal de Washington dans l'Union européenne, succédant dans ce rôle au Royaume-Uni devenu extérieur à l'Union par la grâce du Brexit. Sur le continent, globalement, à l'axe Paris-Berlin s'est substitué un axe Londres-Varsovie-Kiev piloté de Washington. Cette évanescence de l'Europe en tant qu'acteur géopolitique autonome a de quoi laisser perplexe si l'on se souvient que, il y a à peine vingt ans, l'opposition conjointe de l'Allemagne et de la France à la guerre d'Irak avait conduit à des conférences de presse communes du chancelier Schröder, du président Chirac et du président Poutine.

La sixième surprise de la guerre aura été le surgissement du Royaume-Uni en roquet antirusse et en mouche du coche de l'OTAN. Relayé par la presse occidentale, son Ministry of Defence (MoD) est immédiatement apparu comme l'un des commentateurs les plus excités du conflit, au point de faire passer les néoconservateurs américains pour des militaristes tièdes. Le Royaume-Uni a voulu être le premier à envoyer à l'Ukraine des missiles à longue portée et des chars lourds.

Ce bellicisme a touché, de manière tout aussi bizarre, la Scandinavie, qui avait longtemps été de tempérament pacifique et plus portée à la neutralité qu'au combat. Nous trouvons donc une septième surprise, également protestante, annexe à la fébrilité britannique, en Europe du Nord. Norvège et Danemark sont des relais militaires tout à fait importants des États-Unis, tandis que la Finlande et la Suède, en adhérant à l’OTAN, révèlent un intérêt nouveau pour la guerre, dont nous verrons qu'il préexistait à l'invasion russe de l'Ukraine.

La huitième surprise est la plus... surprenante. Elle est venue des États-Unis, la puissance militaire dominante. Après une lente montée, l'inquiétude s'est officiellement manifestée au mois de juin 2023 dans de nombreux rapports et articles dont la source originelle était le Pentagone; l'industrie militaire américaine est déficiente; la superpuissance mondiale est incapable d'assurer l'approvisionnement en obus ou en n'importe quoi d'ailleurs de son protégé ukrainien. C'est un phénomène tout à fait extraordinaire quand on sait qu'à la veille de la guerre les produits intérieurs bruts (PIB) combinés de la Russie et de la Biélorussie représentaient 3,3% du PIB occidental (États-Unis, Canada, Europe, Japon, Corée). Ces 3,3% capables de produire plus d'armes que le monde occidental posent un double problème d'abord à l'armée ukrainienne qui perd la guerre, faute de moyens matériels; ensuite à la science reine de l'Occident, l'économie politique, dont le caractère osons le mot bidon est ainsi révélé au monde. Le concept de produit intérieur brut est périmé et nous devons désormais réfléchir sur le rapport de l'économie politique néolibérale à la réalité.

Neuvième surprise : la solitude idéologique de l'Occident et l'ignorance où il était de son propre isolement. S'étant habitués à édicter les valeurs auxquelles le monde doit souscrire, les Occidentaux s'attendaient, sincèrement, bêtement, à ce que la planète entière partage leur indignation face à la Russie. Ils ont déchanté. Le premier choc de la guerre passé, on a vu apparaître un peu partout un soutien de moins en moins discret à la Russie. On pouvait s'attendre à ce que la Chine, désignée par les Américains comme le prochain adversaire sur leur liste, ne soutienne pas l'OTAN. Notons, toutefois, que, des deux côtés de l'Atlantique, les commentateurs, aveuglés par leur narcissisme idéologique, ont pendant plus d'un an réussi à envisager sérieusement que la Chine puisse ne pas soutenir la Russie. Le refus de l'Inde de s'impliquer a encore plus déçu, sans doute, au fond, parce que l'Inde est la plus grande démocratie au monde, et que cela fait un peu désordre pour le camp des démocraties libérales. On s'est rassuré en se disant que c'était parce que l'équipement militaire indien était largement d'origine soviétique. Dans le cas de l'Iran, qui a vite fourni des drones à la Russie, les commentateurs de l'actualité immédiate n'ont pas pris la mesure de ce que signifiait ce rapprochement. Habitués à mettre les deux pays dans le même sac, celui des forces du mal, les géopoliticiens amateurs des médias et d'ailleurs avaient oublié à quel point leur alliance n'allait pas de soi. Historiquement, l'Iran avait deux ennemis: l'Angleterre, remplacée par les États-Unis après la chute de l'Empire britannique, et... la Russie. Ce revirement aurait dû alerter sur l'ampleur du bouleversement géopolitique en cours. La Turquie, elle, membre de l'OTAN, semble engagée de plus en plus dans une relation étroite avec la Russie de Poutine, relation qui mêle désormais, autour de la mer Noire, une vraie compréhension à la rivalité. Vu d'Occident, la seule interprétation envisagée était que ces confrères dictateurs avaient évidemment des aspirations communes. Mais, depuis qu'Erdogan a été démocratiquement réélu en mai 2023, cette ligne est devenue difficile à tenir. En vérité, après un an et demi de guerre, c'est l'ensemble du monde musulman qui semble considérer la Russie comme un partenaire plutôt que comme un adversaire. Il est de plus en plus clair que l'Arabie saoudite et la Russie se considèrent mutuellement, pour gérer la production et le prix du pétrole, comme des associées économiques plutôt que comme des adversaires idéologiques. Plus globalement, jour après jour, la dynamique économique de la guerre a fait croître l'hostilité à l'Occident dans le monde en développement, parce que celui-ci souffre des sanctions.

La dixième et dernière surprise est en train de se matérialiser. C'est la défaite de l'Occident. On s'étonnera d'une telle affirmation alors que la guerre n'est pas terminée. Mais cette défaite est une certitude parce que l'Occident s'autodétruit plutôt qu'il n'est attaqué par la Russie.

Élargissons notre perspective et échappons un instant à l'émotion que suscite légitimement la violence de la guerre. Nous sommes à l'âge d'une globalisation achevée, dans les deux sens du mot : maximale et terminée. Essayons d'avoir une vision géopolitique : la Russie, en réalité, n'est pas le problème principal. Trop vaste pour une population décroissante, elle serait bien incapable de prendre le contrôle de la planète et ne le désire nullement ; c'est une puissance normale dont l'évolution n'a rien de mystérieux. Aucune crise russe ne déstabilise l'équilibre mondial. C'est bien une crise occidentale et plus spécifiquement américaine, terminale, qui met en péril l'équilibre de la planète. Ses vagues les plus périphériques sont allées buter sur un môle de résistance russe, sur un État-nation classique et conservateur.

Dès le 3 mars 2022, une semaine à peine après le début de la guerre, John Mearsheimer, professeur de géopolitique à l'université de Chicago, présentait une analyse des événements dans une vidéo qui a fait le tour du monde. Elle avait l'intéressante particularité d'être très compatible avec la vision de Vladimir Poutine et d'accepter l'axiome d'une pensée russe intelligente et compréhensible. Mearsheimer est ce qu'on appelle en géopolitique un «réaliste», membre d'une école de pensée qui conçoit les relations internationales comme une combinaison de rapports de force égoïstes entre États-nations. Son analyse peut se résumer ainsi : la Russie nous répétait depuis de longues années qu'elle ne tolérerait pas que l'Ukraine adhère à l'OTAN. Or, l'Ukraine, dont l'armée avait été reprise en main par des conseillers militaires de l'Alliance, américains, britanniques et polonais, était en train d'en devenir membre de facto. Les Russes ont donc fait ce qu'ils avaient annoncé, ils sont entrés en guerre. C'est au fond notre surprise qui était surprenante.

Mearsheimer ajoutait que la Russie gagnerait la guerre, parce que l'Ukraine était pour elle une question existentielle, mais - sous-entendu - pas pour les États-Unis; Washington ne jouait que pour des gains à la marge, 8 000 kilomètres au loin. Il en déduisait que nous aurions tort de nous réjouir si les Russes se heurtaient à des difficultés militaires car celles-ci les mèneraient inévitablement à investir davantage dans la guerre. L'enjeu étant existentiel pour les uns, mais pas pour les autres, la Russie l'emporterait.

On ne peut qu'admirer le courage intellectuel et social de Mearsheimer (il est américain). Son interprétation, limpide, développant une pensée qu'il avait exprimée dans ses livres ou lors de l'annexion de la Crimée en 2014, présente toutefois un défaut majeur : elle ne permet de comprendre que le comportement des Russes. Comme nos exégètes de plateaux télé, qui n'ont vu dans l'attitude de Poutine que folie meurtrière, Mearsheimer ne voit dans l'action de l'OTAN - des Américains, des Britanniques, des Ukrainiens - qu'irrationalité et irresponsabilité. Je suis bien d'accord avec lui, mais c'est un peu court. Encore faut-il expliquer cette irrationalité occidentale. Plus grave, il n'a pas compris que les performances militaires de l'Ukraine ont, paradoxalement, entraîné les États-Unis dans un piège. Ils ont désormais, eux aussi, un problème de survie, très au-delà de possibles gains à la marge, une situation périlleuse qui les a conduits à réinvestir sans cesse dans la guerre. Me vient à l'esprit l'image d'un joueur de poker entraîné par un copain à renchérir et qui finira par faire tapis avec une paire de deux. Face à lui, un joueur d'échecs perplexe, mais qui gagne.

Dans ce livre, je vais évidemment décrire et tenter de comprendre ce qui se joue en Ukraine, et avancer des hypothèses sur ce qui risque de survenir non seulement en Europe mais dans le monde. J'ai aussi pour but de percer le mystère fondamental que constitue l'incompréhension mutuelle des deux protagonistes d'un côté, un camp occidental qui pense que Poutine est fou, et la Russie avec lui, de l'autre, une Russie ou un Mearsheimer qui, au fond d'eux-mêmes, pensent que ce sont les Occidentaux qui sont fous .....»


Emmanuel Todd . «La défaite de l’Occident». Gallimard 2024.

Extraits proposés par DIALLO Mamadou.

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[1]David Teurtrie, Russie. Le retour de la puissance, Dunod, 2021.

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